La
Nation
LA NATION n’est pas
une réalité concrète, mais une idée. Elle n’est pas du même ordre que les
formations sociales primaires telles que les clans, les tribus, les villages et
les cités. Aucun des facteurs qui expliquent la formation de ces groupements,
l’ethnie, le territoire, la religion, la langue, ne suffit à rendre compte de
la réalité nationale. En admettant, ce qui est douteux, que l’on puisse
identifier les caractères raciaux, on constate qu’ils ne se retrouvent pas dans
les nations modernes. Et pas davantage celles-ci ne procèdent de l’identité de
langue ou de religion. Il y a des nations plurilingues et il en est où
plusieurs religions sont professées. Enfin, l’histoire nous fait connaître des
nations qui furent ou sont encore sans territoire propre.
On ne peut nier
cependant que la nation s’extériorise dans le comportement de ses membres.
Comme il existe des plats nationaux, on peut observer des réflexes, des
répugnances et des goûts auxquels s’attache un caractère national. Mieux
encore: si personne n’a jamais vu la nation, on sait, par expérience, quelle
est l’ampleur des sacrifices qu’il lui arrive d’exiger et que ses membres lui
consentent. Dans ces conditions, puisque la nation n’est pas un phénomène
directement observable, puisqu’elle ne se révèle que par les sentiments qu’on
lui porte et les attitudes qu’elle suscite, force est de voir en elle une idée,
une représentation que les individus se font de l’être collectif que tous
ensemble ils constituent, c’est-à-dire, en définitive, un mythe.
En qualifiant ainsi
l’idée nationale, on n’a plus à s’interroger sur son origine et sa raison
d’être. Elle fait partie de cet univers magique qu’est l’univers politique,
dont les éléments ne sont pas des données objectives, mais des représentations
et des croyances. À ce titre, la nation remplit les deux fonctions essentielles
dont l’exercice commande la survie des collectivités humaines: une fonction
d’intégration qui procure au groupe la cohésion spirituelle grâce à laquelle il
résiste à l’effet corrosif des rivalités d’intérêts; une fonction disciplinaire
qui, en sacralisant le pouvoir, fait de sa force une autorité.
Quant au rôle
intégrateur de l’idée nationale, toute l’histoire témoigne de sa fécondité.
Elle a fait la France avec des Picards et des Gascons, la nation helvète avec
des Tessinois et des Vaudois... Quels ressorts sont utilisés pour agencer
ensemble des groupes qu’objectivement rien ne destinait à se découvrir une vocation
collective, ni à adopter une table des valeurs commune, on le verra en
analysant les formes et les facteurs de l’idéologie nationale. Mais ce qu’il
faut d’emblée souligner, c’est que l’idée de nation s’enracine dans des
différences. La cohésion n’est acquise qu’au prix d’une opposition flagrante ou
virtuelle à tout ce qui est étranger. C’est bien pourquoi la valeur spirituelle
des traits qui font une nation ne doit pas cacher qu’elle s’adresse à des
passions moins nobles, dont la plus farouche est l’orgueil. Et il ne saurait en
être autrement puisque, née de la légende et vivant du mythe, la nation doit,
sous peine de disparaître, parfaire sans cesse l’image qu’elle veut donner
d’elle-même. "Quand la foi fléchit, quand la raison hésite, un pogrome ou une
guerre restaure à point l’unité menacée. Férue de son autonomie, la nation ne
se confie qu’à une autorité tirée d’elle" (J. Haesaert, Essais de
sociologie , 1939). Elle magnifie ses œuvres, son art, son droit, et jusqu’à sa
science, pour en faire une preuve de sa supériorité. Et s’il est vrai que la
nation s’affirme avec d’autant plus d’intransigeance que son assise concrète
est plus faible, n’est-ce point parce que l’idée nationale engendre entre les
hommes une solidarité qui efface les oppositions que provoqueraient leurs
situations réelles? Et si elle est souvent plus accusée chez les individus de
condition modeste, n’est-ce pas parce qu’elle leur permet de trouver dans leur
adhésion à la foi collective une dignité qu’ils seraient bien en peine de fonder
sur la médiocrité de leur situation personnelle?
Toute
l’affabulation d’où procède l’idée de nation n’est pas gratuite. Non seulement
elle consolide l’existence du groupe, mais encore elle favorise son agencement
politique en sacralisant le pouvoir qui s’y exerce. Ce pouvoir, ce sera celui
qui est afférent aux impératifs nationaux; il y trouvera sa légitimité qui, aux
yeux des gouvernés, n’est rien d’autre que l’adéquation de ses desseins à
l’entreprise qu’exige la continuité nationale. L’idée nationale est le plus sûr
élément du consensus; elle porte en elle une représentation du futur dont le
pouvoir apparaît le garant. Sans doute, le souvenir des épreuves communes, les
traditions, la conscience d’une originalité historique font la nation: mais, si
les membres du groupe y sont attachés, c’est moins par ce que ces croyances
représentent du passé que par ce qu’elles préfigurent de l’avenir. La nation,
c’est continuer à être ce que l’on a été, à vivre selon la même foi que celle
dont se sont inspirées les générations précédentes; c’est donc, à travers une
image d’un passé, la vision d’un destin. "L’esprit, a écrit André Malraux,
donne l’idée d’une nation; mais ce qui fait sa force sentimentale, c’est la
communauté de rêve" (La Tentation de l’Occident , 1926). De ce rêve, le
pouvoir, en l’incarnant, fait un projet, où hier n’est évoqué que comme
fondement de ce que sera demain. Dans cette perspective, le pouvoir est
l’instrument de l’hypothèque prise sur l’avenir.
C’est à ce mélange
d’héritage et d’ambition que la nation doit sa force. Certes, on s’accorde à
reconnaître qu’elle est un cadre économiquement périmé, dépassé par les
conditions de la recherche comme par les réalisations de la technique; on admet
que c’est un concept d’une valeur scientifique douteuse; on dénonce en lui une
idéologie aliénatrice de la condition humaine; on constate les dangers auxquels
il expose l’humanité lorsqu’il se prête aux déformations du nationalisme. Et
cependant, bafouée, condamnée ou dépassée, la nation n’en demeure pas moins la
plus ferme assise des pouvoirs politiques. Aucune institution, aucun concept de
remplacement ne sont venus relayer la vieille et toujours active idée
nationale. Le marxisme lui-même, si intraitable cependant à l’égard des tabous
les plus vénérés, dut lui faire place partout où il s’érigea en doctrine
d’État. Que cette idée ne soit plus en accord avec les exigences de notre
temps, la raison le suggère et l’expérience le prouve. Reste à savoir si,
s’affranchissant du mythe, l’univers politique pourrait survivre par la seule
vertu de sa rationalité.
L’Académie
française, en 1694, définit la nation comme l’ensemble des habitants d’un même
État, d’un même pays, vivant sous les mêmes lois et utilisant le même langage.
Au XIXe siècle, on
ne se contente plus d’une définition et on cherche à expliquer la formation des
nations. En Angleterre, Disraeli écrit que les nations ont été "créées
graduellement sous des influences diverses, celles de leur organisation
originelle, du climat, du sol, de la religion, des lois, des coutumes, des
manières, des événements, accidents et incidents extraordinaires de leur
histoire et du caractère particulier de leurs citoyens illustres" (The
Spirit of Wigghism , 1836). En France, Renan met en lumière les divers éléments
de cohésion de la nation: la race, la langue, l’affinité religieuse, la
géographie, les intérêts économiques, les nécessités militaires; mais il ajoute
aussitôt qu’ils ne suffisent pas à créer une nation, dont le fondement est
essentiellement d’ordre intellectuel et affectif: "Une nation est une âme,
un principe spirituel [...], c’est l’aboutissement d’un long passé d’efforts,
de sacrifices et de dévouements; avoir des gloires communes dans le passé, une
volonté commune dans le présent, avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir
en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple"
(Qu’est-ce qu’une nation? , 1882).
Peut-on s’étonner
que Disraeli et Renan, chacun de son côté, aient donné les premières
définitions rationnelles de la nation lorsqu’on sait que la France et
l’Angleterre sont les plus anciennes nations d’Europe, qui se sont formées en
s’opposant l’une à l’autre? Sans nul doute, et Renan l’affirme avec juste
raison, une nation peut exister "sans principe dynamique"; mais comment
ne pas reconnaître l’influence décisive qu’a eue, en France comme en
Angleterre, un pouvoir monarchique dont les intérêts propres coïncidaient avec
les besoins des sujets? L’unité nationale n’était sans doute pas le premier
objectif de ces monarques, mais ils ont vite compris qu’elle contribuerait à
asseoir leur autorité, et c’est ce qui explique qu’ailleurs, que ce soit en
Allemagne, en Espagne ou en Italie, le morcellement politique ait longtemps
empêché un peuple de former une nation.
Si on s’interroge
naturellement sur la date d’apparition de la nation, la réponse est malaisée.
On est frappé, dès l’abord, par les opinions contradictoires des historiens:
alors que certains, comme Marc Bloch, pensent pouvoir discerner le sentiment
national en France dès le Moyen Âge, le plus grand nombre – et notamment Renan,
Hazard ou Lestocquoy – ne croient pas à l’existence d’une véritable nation
avant le XVIIIe siècle ou même la révolution de 1789.
Ces divergences
surprenantes peuvent s’expliquer par un désaccord dans l’analyse des
"manifestations" de la nation, et il semble, en réalité, que l’on
puisse distinguer, au cours des siècles, trois étapes: l’apparition de l’idée
de nation, la diffusion du sentiment national et l’organisation de la nation.
Un tel processus, dont l’histoire de la France permet de préciser le
développement, peut, sans nul doute, être transposé aux autres peuples
d’Europe, et notamment à la nation anglaise, avec seulement les écarts
chronologiques qu’explique l’histoire politique de chaque peuple.
1.
Apparition de l’idée de nation
La
nation, communauté ethnique
Pendant tout le
Moyen Âge, le mot "nation" a un sens très précis, conforme à
l’étymologie (nascere ) qu’a rappelée Isidore de Séville au VIIe siècle: c’est
un groupe d’hommes qui ont ou à qui on attribue une origine commune.
Cette communauté
ethnique a une importance considérable au moment des grandes migrations du haut
Moyen Âge, poussant vers l’Europe occidentale des populations
"barbares" qui ne se fixent au sol qu’après une longue période
d’errance. Le souvenir – ou l’illusion – de l’origine commune se maintient
quelque temps, mais les races se mêlent et la terre qui est l’habitat du groupe
crée entre ses membres, quelle que soit l’origine lointaine, des solidarités de
voisinage qui déterminent le lien social essentiel.
Le mot
"nation" ne se maintient guère que pour désigner des hommes venus
d’ailleurs, que leur langue insolite distingue des autochtones, au milieu
desquels ils passent sans se fixer de façon durable. C’est ainsi que les
écoliers des universités sont groupés en "nations": à Paris, les
nations sont traditionnellement au nombre de quatre, la française, la normande,
la picarde et l’anglaise (remplacée ensuite par l’allemande). Dans les mines,
on appellera pendant longtemps, de façon générale, "allemands" tous
les ouvriers qui parlent une langue germanique.
Ce qui compte le
plus désormais, en dehors du sentiment d’appartenance à la chrétienté, ce sont
les liens que détermine le domicile; le sol l’emporte sur la race. Comme
l’écrit J. Strayer, "l’échelle des allégeances de la plupart des hommes au
Moyen Âge était à peu près la suivante: d’abord et avant tout, je suis un
chrétien, ensuite un Bourguignon et enfin un Français".
La " patria
", communauté territoriale
La patria de
l’homme de l’Antiquité, c’était le pays de ses pères, c’est-à-dire sa ville
natale, et cette notion s’est maintenue au Moyen Âge (G. Post): la patria
demeure une collectivité territoriale, c’est le "pays" (du latin
pagus ) ou même, à l’intérieur de celui-ci, la seigneurie ou la ville où l’on
est domicilié. Les habitants de la patria , soumis à la coutume territoriale
(consuetudo patriae , ou coutume du pays), se définissent négativement par
rapport aux hommes "estranges" (du latin extranei ).
Cette patria
propria , concrète et limitée par définition, ne perd rien de sa cohésion du
fait de l’appartenance, générale au Moyen Âge, à la patria communis que
constitue le monde chrétien.
C’est entre ces
groupes territoriaux, les uns trop restreints pour avoir une puissance politique,
l’autre trop vaste pour exercer une influence qui déborde la vie spirituelle et
morale, que va se glisser l’État national, fondé sur l’idée moderne de nation.
L’idée moderne de
nation
L’idée d’une nation
dont les membres ont le royaume de France pour patrie commune est formulée de
bonne heure dans les milieux intellectuels.
Au début du XIIe
siècle, Francus est de plus en plus délaissé pour Francigena et pour
"franceis" que l’on trouve dans la Chanson de Roland et qui deviendra
"françois"; à la même époque, le chroniqueur Guilbert de Nogent
qualifie la Normandie récemment conquise pars Franciae et bientôt le monarque
capétien est appelé aussi bien rex Franciae que rex Francorum . À la fin du
XIIIe siècle, le moine Primat, traduisant en français les Grandes Chroniques de
Saint-Denis auxquelles reste attaché le nom de Suger, dit que Thibaud, comte de
Champagne, est venu guerroyer avec le roi Louis VI "por le besoing dou
roiaume contre les estranges nations"; l’archevêque de Reims écrit au
pape, en 1297, que tous les habitants du royaume doivent concourir à la
defensio regni et patriae . Au début du XIVe siècle, le langage se fait plus
précis: Guillaume de Nogaret justifie son attitude envers le pape par son
devoir de défendre le roi et patriam suam regni Franciae ; désormais, le
royaume est présenté comme la patria communis de tous les régnicoles et Paris
comme la civitas communis .
Ne nous y trompons
pas cependant: de telles affirmations ne sont encore que le fait des milieux
lettrés.
2.
Le sentiment national
Les Français savent
depuis longtemps qu’ils vivent dans le royaume de France; mais il n’y a pas
encore de conscience nationale, pas de patrie commune. L’unité se forgera
lentement.
Marc Bloch, relatant
les difficultés rencontrées par Godefroy de Bouillon, lors de la première
croisade, pour fondre en une seule troupe les chevaliers lorrains de lignées
française et germanique, concluait que la simple dualité de langue est
ressentie comme une différence suffisante pour être assimilée à un double
sentiment national. Cette dualité se retrouve dans le royaume de France et elle
constitue un obstacle d’autant plus sérieux pour la formation de l’unité
nationale qu’elle correspond à une dualité de civilisation. La patria juris
scripti , soumise au "droit écrit", fortement marqué par le droit
romain, englobe les "pays" où l’on parle la lingua occitana ; elle
est constamment opposée à la patria consuetudinaria , pays de coutumes où l’on s’exprime
en langue d’oil.
Influence du
pouvoir royal
Le sentiment
d’appartenance à une nation unique ne devait apparaître dans l’ensemble de la
population du royaume que sous l’influence du pouvoir royal. Encore fallait-il
que la monarchie eût elle-même acquis un caractère national. Sans doute, la
"religion royale" existait-elle depuis les premiers temps de la
dynastie capétienne ; mais, aussi longtemps que la monarchie demeura féodale –
et elle l’est encore sous Saint Louis, au milieu du XIIIe siècle –, la cohésion
ne résultait que des liens de fidélité personnelle. La restauration de la
souveraineté était la condition nécessaire pour parvenir au loyalisme envers
l’État, incarné dans la personne du roi.
Importance de la
guerre de Cent Ans
Cette condition
n’était cependant pas suffisante pour créer le sentiment national, et la guerre
de Cent Ans a eu une importance décisive pour la formation de celui-ci: c’est,
en effet, en s’opposant à des éléments extérieurs qu’on se définit le mieux
soi-même.
Dès la mort de
Charles IV le Bel, le "droit national" l’emporte, au niveau de la
Couronne, sur le "droit dynastique", une assemblée de notables ayant
fortement appuyé les efforts de Philippe VI de Valois pour écarter un roi
anglais. Cependant, le danger n’est pas définitivement supprimé, et cette
expectative se présentera de nouveau, au début du XVe siècle, sous Charles VI.
La nation française
n’est pas, en effet, encore vraiment constituée au XIVe siècle. Quelle
meilleure preuve peut-on en trouver que le récit, donné par Froissart dans sa Chronique
, de la capture de Jean le Bon à la bataille de Poitiers (1356)? Au roi, qui
demande: "À qui me renderai-je?", "un chevalier de la nation de
Saint-Omer", Denis de Morbecque, qui servait le roi anglais après avoir
quitté le royaume de France à la suite de la confiscation de ses biens, répond
"en franchois": "À moi, sire, qui suis chevalier et de la nation
de vostre royaume!"
La nation française
existe au XVe siècle
Au XVe siècle, le
résultat est acquis: les défaites, puis les succès de cette longue guerre et
l’épopée de Jeanne d’Arc ont exercé une influence décisive sur la formation du
sentiment national.
Alain Chartier
écrit en 1422: "Après le lien de foy catholique, Nature vous a, devant
toute autre chose, obligiez au commun salut du pays de votre nativité" (Le
Quadrilogue invectif ). Si des textes du XIVe siècle parlaient de natione
gallicus ou de natio gallicana et flétrissaient les "ennemis du roy de
France", ce sont maintenant "les ennemis du roy et du royaume de
France" que l’on stigmatise et les "Bourguignons" se voient
reprocher par les "Armagnacs" de pactiser avec les Anglais. De leur
côté, des affidés du roi d’Angleterre, accusés de trahison devant les juges
français, arguent de leur "naturalité" anglaise pour se justifier.
Les
"relations" franco-anglaises, qui dominent toute cette période, ont
permis à la nation française de s’affirmer contre la nation ennemie et, par
voie de conséquence, de se définir à l’égard de toutes les autres. Désormais,
la patria désigne le royaume, dont tous les habitants sont convaincus de former
une nation; ce sont les "naturels français", ceux qui sont nés ou
sont "habitués" dans le royaume.
Il ne paraît pas
contestable que les rois capétiens ont eu le sentiment national avant leurs
sujets et qu’ils les ont entraînés; l’attitude de Charles VI, souvent
considérée comme une manifestation éclatante de son aliénation mentale, n’est
sans doute qu’une exception apparente: le traité de Troyes (1420), qui semblait
faire tomber le royaume sous l’autorité du roi d’Angleterre, devait, dans sa
pensée, avoir pour résultat une union franco-anglaise tout à l’avantage de la
France.
Une illustration de
ce décalage entre le sentiment national de l’entourage royal et celui des
sujets peut être trouvée dans des affaires matrimoniales: Marguerite de France,
fille de Philippe V, comtesse douairière de Flandre, s’oppose, en 1362, au
mariage de sa petite-fille Marguerite avec un fils d’Édouard III, roi
d’Angleterre, et, quelques années plus tard, obtient que Marguerite épouse
Philippe le Hardi, fils de Jean le Bon; au XVe siècle, c’est le parlement de
Paris qui entrave systématiquement les projets de mariage de jeunes filles
françaises avec des Anglais (R. Bossuat).
L’influence
décisive de la monarchie capétienne éclate si l’on compare son attitude à celle
d’autres dynasties européennes: les Habsbourg, qui ont dominé d’immenses
territoires sans avoir le souci de les unifier sur la base d’autres liens que
la sujétion personnelle, n’ont pas créé de nation.
3.
La nation organisée
Depuis la fin du
Moyen Âge, la nation française est définitivement constituée, comme l’anglaise,
et le XVIe siècle marque sans nul doute, en France, l’organisation de l’État
national. L’Angleterre est, à cet égard, en avance sur la France et, de plus,
la constitution d’une Église nationale y a ajouté, au XVIe siècle, un nouvel
élément de cohésion. Il est remarquable qu’à partir de ce siècle on voit, en
France comme en Angleterre, se multiplier les histoires nationales.
La nation associée
à la vie du royaume
Le roi de France a,
dès le Moyen Âge, imposé son autorité à l’extérieur en rejetant toute intrusion
du pape ou de l’empereur dans la vie politique du royaume; sans rompre avec
Rome, il parachève son indépendance dans le domaine spirituel en faisant
respecter les "libertés gallicanes". À l’intérieur, il a maintenant
réduit au silence les grands féodaux et il n’accepte aucun partage de son
autorité souveraine. Les Français, ses sujets, n’en prennent pas moins part à
la vie de la nation organisée, dans le cadre de nombreux "corps
intermédiaires" sociaux, administratifs ou professionnels. Si les états
généraux de la nation ne se voient reconnaître aucun pouvoir politique, leurs
"doléances" font utilement connaître au roi les aspirations de la
population.
Unité nationale et particularisme
provincial
L’Ancien Régime
n’avait pas le souci d’uniformité qui caractérise les États modernes: de même
que l’unité de la nation s’accommodait parfaitement de la pluralité de statuts
individuels dans l’organisation sociale (clergé, noblesse, tiers état), de même
le loyalisme national ne prenait pas ombrage du particularisme provincial.
Chaque province a son statut propre et souvent ses états particuliers; la
diversité ne nuit pas à l’unité et, comme l’écrit B. Guenée, "loyalisme et
particularisme, loin de se détruire, se renforcent l’un l’autre".
L’histoire de la
langue marque, de son côté, l’achèvement de l’évolution. Alors qu’au Moyen Âge
le mot "pays" servait à traduire indifféremment pagus et patria , les
écrivains de la Renaissance, notamment Joachim Du Bellay, ne se contentent plus
d’un seul mot français pour traduire deux mots latins différents; ils font
entrer dans la langue le mot "patrie" avec son sens actuel, donnant
ainsi un support verbal à une notion qui cherchait à s’expliciter.
Le sentiment
national contre l’Ancien Régime
Au XVIIIe siècle,
la nation prend conscience d’elle-même à l’égard de la monarchie, aussi bien en
France qu’en Angleterre, et la floraison du sentiment national est, ici comme
là, liée à la montée de la bourgeoisie, représentant la classe moyenne, qui
veut prendre une part plus active à la vie politique de la nation. La France
cependant va, cette fois, se séparer de l’Angleterre, parce que l’exaltation de
la nation s’y fait contre l’Ancien Régime avant de s’attaquer à la monarchie
elle-même.
À la veille de la
révolution de 1789, une nouvelle définition de la nation est lancée, qui
rejette les "corps intermédiaires" traditionnels. C’est pour Sieyès
"un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par le
même législateur" (Qu’est-ce que le tiers état? , 1789); la nation est
l’ensemble des régnicoles – on dira bientôt des citoyens – et la volonté
nationale est la somme des volontés individuelles.
Les droits de la
nation sont bientôt proclamés à l’encontre du pouvoir royal. On crie "Vive
la nation!"; le roi ne saurait être que son représentant. Comme l’écrit
Renan, désormais "la nation existe par elle-même", mais il ajoute
aussitôt: "La royauté française avait été si hautement nationale que, le
lendemain de sa chute, la nation a pu tenir sans elle."
4.
L’éclatement du concept de nation
Au phénomène à la
fois historique et sociologique que fut la formation de la réalité nationale,
la pensée révolutionnaire en France est venue apporter une consécration juridique
en faisant de la nation un sujet de droit. Propriétaire de la souveraineté, la
nation est la source de tous les pouvoirs qui ne peuvent être exercés qu’en son
nom. À ce titre, l’idée de nation pénétrait dans l’univers politique non comme
une force parmi d’autres, mais comme la seule puissance légitime puisque c’est
en elle que se situait le fondement de l’autorité.
Sans qu’il y ait
lieu d’examiner ici toutes les conséquences de cette promotion de la nation au
rang des concepts juridiques [cf. DÉMOCRATIE], il suffira de souligner que
cette consécration, où l’on peut voir l’apogée de l’idée nationale, fut
également une cause de son déclin, un déclin qui l’atteint à la fois en tant
qu’elle est un principe de rassemblement des individus à l’intérieur d’un groupe
unifié et une justification de son originalité par rapport à des groupements
plus larges.
La
rupture interne de l’unité nationale
Ayant dissocié les
cadres sociaux traditionnels, la pensée révolutionnaire leur avait substitué un
cadre unique, la nation, pour rassembler en un corps unifié les individus que
la disparition des ordres, des corporations et des divers états condamnait à la
solitude. S’ils demeuraient socialement isolés, du moins trouvaient-ils,
politiquement, une chance de regroupement. La pensée politique libérale fut
ainsi dominée par la conviction qu’il était possible de regrouper dans
l’allégorie nationale les différentes catégories de la population que, dans la
réalité de la vie quotidienne, séparent les intérêts, les aspirations, les
ressources, les chances. C’est cette communion qu’est venu rompre le
durcissement de la conscience de classe.
Quelles que soient
les difficultés que présentent la définition des classes et leur délimitation
[cf. CLASSES SOCIALES], le fait dont la réalité est indéniable est que
celles-ci opèrent une redistribution des membres de la collectivité nationale
en quelques grandes formations entre lesquelles la communication est rompue. Il
ne s’agit pas, en effet, d’un cloisonnement à l’intérieur d’un cadre plus vaste
qui serait la société globale ou la nation; il s’agit d’un groupement qui, tout
à la fois, se suffit et annule les autres. C’est utiliser une formule trop
hâtive que de dire que les classes divisent la nation: le vrai, c’est que, aux
yeux de ses membres, la classe la remplace. Elle est, pour eux, une famille
naturelle qui dispense une chaleur et une protection que la famille légale, la
nation, ne procure pas. Il s’ensuit qu’attendre d’une réconciliation des
classes la reconstitution de l’unité rompue est un espoir assez vain. On ne
peut procéder avec elles comme avec un vase brisé dont on rapprocherait les
morceaux. La réalité, c’est qu’il n’y a pas de morceaux; il y a dans chaque
éclat un vase en puissance.
Ce serait cependant
faire la part trop belle au dogmatisme idéologique que d’en conclure que la
classe a définitivement remplacé la nation comme mode de rassemblement des
individus. Certes, depuis qu’elle a cessé d’être un concept révolutionnaire, la
nation n’exerce plus qu’à de rares occasions l’attirance émotive qui lui permit
autrefois de sceller l’unité du peuple par-delà les différences de conditions
et l’antagonisme des intérêts. Mais le fait national n’en subsiste pas moins.
Résistant à l’érosion des mythes qui visent à ériger la classe en catégorie
suprême, il trouve un écho au plus profond de la conscience politique des
individus, là où s’estompent les clivages partisans et où s’affirme
l’attachement à l’être collectif que l’histoire a forgé.
L’échec des
tentatives (qu’elles soient doctrinales ou vécues) faites pour abolir l’idée de
nation est d’autant plus significatif qu’on l’a même enregistré en U.R.S.S. et
dans les démocraties populaires, c’est-à-dire là où l’avènement officiel de la
classe aurait dû permettre de dépasser les clivages établis sur la base des
appartenances nationales. Or il n’en a rien été. À partir du moment où le
socialisme s’incarnait dans des États, la pratique a montré que l’idée
nationale restait une donnée qui échappait aux manipulations auxquelles on
voulait la soumettre pour la plier aux exigences d’une doctrine. Aussi, plutôt
que de s’acharner sur elle, comme ce fut le cas, par exemple, pour l’idée
religieuse, les dirigeants des pays communistes ne se firent pas faute de
l’exploiter aux fins de leur politique. Il en va de même dans les jeunes États
africains où les gouvernements s’efforcent de susciter la naissance d’un
sentiment national, d’une part pour donner une assise idéologique à
l’indépendance de l’État, d’autre part pour faire échec à l’effet
désintégrateur du tribalisme.
L’érosion
externe du concept de nation
L’affermissement du
sentiment national dans les différents pays au cours du XIXe siècle ne s’est
pas répercuté seulement sur les institutions politiques internes. Sur le plan
international, il a été un facteur de mouvement qui, au nom du principe des
nationalités, a donné une dimension nouvelle aux relations entre les États. Des
alliances se formèrent entre eux, soit pour soutenir les groupes nationaux qui
combattaient pour leur indépendance, soit, au contraire, pour les maintenir
sous la tutelle du pouvoir établi. La conjonction entre les implications
démocratiques de l’idée de nation et ses exigences quant aux structures de la
société internationale a ainsi été un puissant moteur de la vie politique au
siècle passé. Cependant, la consécration de l’idée nationale n’a pas été sans
provoquer son exacerbation sous les traits du nationalisme. Et comme c’est à
lui que l’on peut imputer la responsabilité, au moins partielle, des conflits
meurtriers qui ébranlèrent le monde à partir de 1914, les efforts entrepris
pour en éviter le retour visèrent à éliminer de la communauté internationale
l’effet désintégrateur de politiques exclusivement nationales. Paradoxalement,
les organismes où s’inscrivirent les résultats de ces efforts: Société des
Nations, Organisation des Nations unies, portent dans leur titre le terme de
nation alors que leur objectif est de restreindre, sinon d’éliminer, les
prérogatives des nations dans leurs relations réciproques. Le paradoxe
s’explique dès lors que par nations on entendait désigner les peuples dont on
opposait les dispositions pacifiques à l’agressivité naturelle des États. Il
n’en reste pas moins qu’était condamnée la prétention de l’idée nationale à
être le seul critère de l’opportunité ou de la valeur des politiques
étrangères. La nation devait renoncer à se concevoir comme un univers clos;
mais il est clair qu’en s’intégrant à l’ensemble plus vaste que constitue la
communauté internationale, elle renonçait aux caractères auxquels s’attache sa
spécificité.
Cependant, sur le
plan international aussi, l’idée de nation se montre rebelle aux efforts
entrepris pour la reléguer dans le musée des concepts périmés. Et ce n’est pas
seulement dans les États nouveaux que les gouvernements l’utilisent pour fonder
leur politique étrangère sur une sourcilleuse susceptibilité nationale. Dans
les vieux pays, il n’est pas rare qu’elle serve d’alibi à des ambitions très
précises: la formule d’une Europe des patries, par exemple, n’a-t-elle pas été
imaginée pour faire obstacle à une organisation européenne dans la mesure où
celle-ci serait supranationale?