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La Nation

LA NATION n’est pas une réalité concrète, mais une idée. Elle n’est pas du même ordre que les formations sociales primaires telles que les clans, les tribus, les villages et les cités. Aucun des facteurs qui expliquent la formation de ces groupements, l’ethnie, le territoire, la religion, la langue, ne suffit à rendre compte de la réalité nationale. En admettant, ce qui est douteux, que l’on puisse identifier les caractères raciaux, on constate qu’ils ne se retrouvent pas dans les nations modernes. Et pas davantage celles-ci ne procèdent de l’identité de langue ou de religion. Il y a des nations plurilingues et il en est où plusieurs religions sont professées. Enfin, l’histoire nous fait connaître des nations qui furent ou sont encore sans territoire propre.

On ne peut nier cependant que la nation s’extériorise dans le comportement de ses membres. Comme il existe des plats nationaux, on peut observer des réflexes, des répugnances et des goûts auxquels s’attache un caractère national. Mieux encore: si personne n’a jamais vu la nation, on sait, par expérience, quelle est l’ampleur des sacrifices qu’il lui arrive d’exiger et que ses membres lui consentent. Dans ces conditions, puisque la nation n’est pas un phénomène directement observable, puisqu’elle ne se révèle que par les sentiments qu’on lui porte et les attitudes qu’elle suscite, force est de voir en elle une idée, une représentation que les individus se font de l’être collectif que tous ensemble ils constituent, c’est-à-dire, en définitive, un mythe.

En qualifiant ainsi l’idée nationale, on n’a plus à s’interroger sur son origine et sa raison d’être. Elle fait partie de cet univers magique qu’est l’univers politique, dont les éléments ne sont pas des données objectives, mais des représentations et des croyances. À ce titre, la nation remplit les deux fonctions essentielles dont l’exercice commande la survie des collectivités humaines: une fonction d’intégration qui procure au groupe la cohésion spirituelle grâce à laquelle il résiste à l’effet corrosif des rivalités d’intérêts; une fonction disciplinaire qui, en sacralisant le pouvoir, fait de sa force une autorité.

Quant au rôle intégrateur de l’idée nationale, toute l’histoire témoigne de sa fécondité. Elle a fait la France avec des Picards et des Gascons, la nation helvète avec des Tessinois et des Vaudois... Quels ressorts sont utilisés pour agencer ensemble des groupes qu’objectivement rien ne destinait à se découvrir une vocation collective, ni à adopter une table des valeurs commune, on le verra en analysant les formes et les facteurs de l’idéologie nationale. Mais ce qu’il faut d’emblée souligner, c’est que l’idée de nation s’enracine dans des différences. La cohésion n’est acquise qu’au prix d’une opposition flagrante ou virtuelle à tout ce qui est étranger. C’est bien pourquoi la valeur spirituelle des traits qui font une nation ne doit pas cacher qu’elle s’adresse à des passions moins nobles, dont la plus farouche est l’orgueil. Et il ne saurait en être autrement puisque, née de la légende et vivant du mythe, la nation doit, sous peine de disparaître, parfaire sans cesse l’image qu’elle veut donner d’elle-même. "Quand la foi fléchit, quand la raison hésite, un pogrome ou une guerre restaure à point l’unité menacée. Férue de son autonomie, la nation ne se confie qu’à une autorité tirée d’elle" (J. Haesaert, Essais de sociologie , 1939). Elle magnifie ses œuvres, son art, son droit, et jusqu’à sa science, pour en faire une preuve de sa supériorité. Et s’il est vrai que la nation s’affirme avec d’autant plus d’intransigeance que son assise concrète est plus faible, n’est-ce point parce que l’idée nationale engendre entre les hommes une solidarité qui efface les oppositions que provoqueraient leurs situations réelles? Et si elle est souvent plus accusée chez les individus de condition modeste, n’est-ce pas parce qu’elle leur permet de trouver dans leur adhésion à la foi collective une dignité qu’ils seraient bien en peine de fonder sur la médiocrité de leur situation personnelle?

Toute l’affabulation d’où procède l’idée de nation n’est pas gratuite. Non seulement elle consolide l’existence du groupe, mais encore elle favorise son agencement politique en sacralisant le pouvoir qui s’y exerce. Ce pouvoir, ce sera celui qui est afférent aux impératifs nationaux; il y trouvera sa légitimité qui, aux yeux des gouvernés, n’est rien d’autre que l’adéquation de ses desseins à l’entreprise qu’exige la continuité nationale. L’idée nationale est le plus sûr élément du consensus; elle porte en elle une représentation du futur dont le pouvoir apparaît le garant. Sans doute, le souvenir des épreuves communes, les traditions, la conscience d’une originalité historique font la nation: mais, si les membres du groupe y sont attachés, c’est moins par ce que ces croyances représentent du passé que par ce qu’elles préfigurent de l’avenir. La nation, c’est continuer à être ce que l’on a été, à vivre selon la même foi que celle dont se sont inspirées les générations précédentes; c’est donc, à travers une image d’un passé, la vision d’un destin. "L’esprit, a écrit André Malraux, donne l’idée d’une nation; mais ce qui fait sa force sentimentale, c’est la communauté de rêve" (La Tentation de l’Occident , 1926). De ce rêve, le pouvoir, en l’incarnant, fait un projet, où hier n’est évoqué que comme fondement de ce que sera demain. Dans cette perspective, le pouvoir est l’instrument de l’hypothèque prise sur l’avenir.

C’est à ce mélange d’héritage et d’ambition que la nation doit sa force. Certes, on s’accorde à reconnaître qu’elle est un cadre économiquement périmé, dépassé par les conditions de la recherche comme par les réalisations de la technique; on admet que c’est un concept d’une valeur scientifique douteuse; on dénonce en lui une idéologie aliénatrice de la condition humaine; on constate les dangers auxquels il expose l’humanité lorsqu’il se prête aux déformations du nationalisme. Et cependant, bafouée, condamnée ou dépassée, la nation n’en demeure pas moins la plus ferme assise des pouvoirs politiques. Aucune institution, aucun concept de remplacement ne sont venus relayer la vieille et toujours active idée nationale. Le marxisme lui-même, si intraitable cependant à l’égard des tabous les plus vénérés, dut lui faire place partout où il s’érigea en doctrine d’État. Que cette idée ne soit plus en accord avec les exigences de notre temps, la raison le suggère et l’expérience le prouve. Reste à savoir si, s’affranchissant du mythe, l’univers politique pourrait survivre par la seule vertu de sa rationalité.

L’Académie française, en 1694, définit la nation comme l’ensemble des habitants d’un même État, d’un même pays, vivant sous les mêmes lois et utilisant le même langage.

Au XIXe siècle, on ne se contente plus d’une définition et on cherche à expliquer la formation des nations. En Angleterre, Disraeli écrit que les nations ont été "créées graduellement sous des influences diverses, celles de leur organisation originelle, du climat, du sol, de la religion, des lois, des coutumes, des manières, des événements, accidents et incidents extraordinaires de leur histoire et du caractère particulier de leurs citoyens illustres" (The Spirit of Wigghism , 1836). En France, Renan met en lumière les divers éléments de cohésion de la nation: la race, la langue, l’affinité religieuse, la géographie, les intérêts économiques, les nécessités militaires; mais il ajoute aussitôt qu’ils ne suffisent pas à créer une nation, dont le fondement est essentiellement d’ordre intellectuel et affectif: "Une nation est une âme, un principe spirituel [...], c’est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements; avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent, avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple" (Qu’est-ce qu’une nation? , 1882).

Peut-on s’étonner que Disraeli et Renan, chacun de son côté, aient donné les premières définitions rationnelles de la nation lorsqu’on sait que la France et l’Angleterre sont les plus anciennes nations d’Europe, qui se sont formées en s’opposant l’une à l’autre? Sans nul doute, et Renan l’affirme avec juste raison, une nation peut exister "sans principe dynamique"; mais comment ne pas reconnaître l’influence décisive qu’a eue, en France comme en Angleterre, un pouvoir monarchique dont les intérêts propres coïncidaient avec les besoins des sujets? L’unité nationale n’était sans doute pas le premier objectif de ces monarques, mais ils ont vite compris qu’elle contribuerait à asseoir leur autorité, et c’est ce qui explique qu’ailleurs, que ce soit en Allemagne, en Espagne ou en Italie, le morcellement politique ait longtemps empêché un peuple de former une nation.

Si on s’interroge naturellement sur la date d’apparition de la nation, la réponse est malaisée. On est frappé, dès l’abord, par les opinions contradictoires des historiens: alors que certains, comme Marc Bloch, pensent pouvoir discerner le sentiment national en France dès le Moyen Âge, le plus grand nombre – et notamment Renan, Hazard ou Lestocquoy – ne croient pas à l’existence d’une véritable nation avant le XVIIIe siècle ou même la révolution de 1789.

Ces divergences surprenantes peuvent s’expliquer par un désaccord dans l’analyse des "manifestations" de la nation, et il semble, en réalité, que l’on puisse distinguer, au cours des siècles, trois étapes: l’apparition de l’idée de nation, la diffusion du sentiment national et l’organisation de la nation. Un tel processus, dont l’histoire de la France permet de préciser le développement, peut, sans nul doute, être transposé aux autres peuples d’Europe, et notamment à la nation anglaise, avec seulement les écarts chronologiques qu’explique l’histoire politique de chaque peuple.

1. Apparition de l’idée de nation

La nation, communauté ethnique

Pendant tout le Moyen Âge, le mot "nation" a un sens très précis, conforme à l’étymologie (nascere ) qu’a rappelée Isidore de Séville au VIIe siècle: c’est un groupe d’hommes qui ont ou à qui on attribue une origine commune.

Cette communauté ethnique a une importance considérable au moment des grandes migrations du haut Moyen Âge, poussant vers l’Europe occidentale des populations "barbares" qui ne se fixent au sol qu’après une longue période d’errance. Le souvenir – ou l’illusion – de l’origine commune se maintient quelque temps, mais les races se mêlent et la terre qui est l’habitat du groupe crée entre ses membres, quelle que soit l’origine lointaine, des solidarités de voisinage qui déterminent le lien social essentiel.

Le mot "nation" ne se maintient guère que pour désigner des hommes venus d’ailleurs, que leur langue insolite distingue des autochtones, au milieu desquels ils passent sans se fixer de façon durable. C’est ainsi que les écoliers des universités sont groupés en "nations": à Paris, les nations sont traditionnellement au nombre de quatre, la française, la normande, la picarde et l’anglaise (remplacée ensuite par l’allemande). Dans les mines, on appellera pendant longtemps, de façon générale, "allemands" tous les ouvriers qui parlent une langue germanique.

Ce qui compte le plus désormais, en dehors du sentiment d’appartenance à la chrétienté, ce sont les liens que détermine le domicile; le sol l’emporte sur la race. Comme l’écrit J. Strayer, "l’échelle des allégeances de la plupart des hommes au Moyen Âge était à peu près la suivante: d’abord et avant tout, je suis un chrétien, ensuite un Bourguignon et enfin un Français".

La " patria ", communauté territoriale

La patria de l’homme de l’Antiquité, c’était le pays de ses pères, c’est-à-dire sa ville natale, et cette notion s’est maintenue au Moyen Âge (G. Post): la patria demeure une collectivité territoriale, c’est le "pays" (du latin pagus ) ou même, à l’intérieur de celui-ci, la seigneurie ou la ville où l’on est domicilié. Les habitants de la patria , soumis à la coutume territoriale (consuetudo patriae , ou coutume du pays), se définissent négativement par rapport aux hommes "estranges" (du latin extranei ).

Cette patria propria , concrète et limitée par définition, ne perd rien de sa cohésion du fait de l’appartenance, générale au Moyen Âge, à la patria communis que constitue le monde chrétien.

C’est entre ces groupes territoriaux, les uns trop restreints pour avoir une puissance politique, l’autre trop vaste pour exercer une influence qui déborde la vie spirituelle et morale, que va se glisser l’État national, fondé sur l’idée moderne de nation.

L’idée moderne de nation

L’idée d’une nation dont les membres ont le royaume de France pour patrie commune est formulée de bonne heure dans les milieux intellectuels.

Au début du XIIe siècle, Francus est de plus en plus délaissé pour Francigena et pour "franceis" que l’on trouve dans la Chanson de Roland et qui deviendra "françois"; à la même époque, le chroniqueur Guilbert de Nogent qualifie la Normandie récemment conquise pars Franciae et bientôt le monarque capétien est appelé aussi bien rex Franciae que rex Francorum . À la fin du XIIIe siècle, le moine Primat, traduisant en français les Grandes Chroniques de Saint-Denis auxquelles reste attaché le nom de Suger, dit que Thibaud, comte de Champagne, est venu guerroyer avec le roi Louis VI "por le besoing dou roiaume contre les estranges nations"; l’archevêque de Reims écrit au pape, en 1297, que tous les habitants du royaume doivent concourir à la defensio regni et patriae . Au début du XIVe siècle, le langage se fait plus précis: Guillaume de Nogaret justifie son attitude envers le pape par son devoir de défendre le roi et patriam suam regni Franciae ; désormais, le royaume est présenté comme la patria communis de tous les régnicoles et Paris comme la civitas communis .

Ne nous y trompons pas cependant: de telles affirmations ne sont encore que le fait des milieux lettrés.

2. Le sentiment national

Les Français savent depuis longtemps qu’ils vivent dans le royaume de France; mais il n’y a pas encore de conscience nationale, pas de patrie commune. L’unité se forgera lentement.

Marc Bloch, relatant les difficultés rencontrées par Godefroy de Bouillon, lors de la première croisade, pour fondre en une seule troupe les chevaliers lorrains de lignées française et germanique, concluait que la simple dualité de langue est ressentie comme une différence suffisante pour être assimilée à un double sentiment national. Cette dualité se retrouve dans le royaume de France et elle constitue un obstacle d’autant plus sérieux pour la formation de l’unité nationale qu’elle correspond à une dualité de civilisation. La patria juris scripti , soumise au "droit écrit", fortement marqué par le droit romain, englobe les "pays" où l’on parle la lingua occitana ; elle est constamment opposée à la patria consuetudinaria , pays de coutumes où l’on s’exprime en langue d’oil.

Influence du pouvoir royal

Le sentiment d’appartenance à une nation unique ne devait apparaître dans l’ensemble de la population du royaume que sous l’influence du pouvoir royal. Encore fallait-il que la monarchie eût elle-même acquis un caractère national. Sans doute, la "religion royale" existait-elle depuis les premiers temps de la dynastie capétienne ; mais, aussi longtemps que la monarchie demeura féodale – et elle l’est encore sous Saint Louis, au milieu du XIIIe siècle –, la cohésion ne résultait que des liens de fidélité personnelle. La restauration de la souveraineté était la condition nécessaire pour parvenir au loyalisme envers l’État, incarné dans la personne du roi.

Importance de la guerre de Cent Ans

Cette condition n’était cependant pas suffisante pour créer le sentiment national, et la guerre de Cent Ans a eu une importance décisive pour la formation de celui-ci: c’est, en effet, en s’opposant à des éléments extérieurs qu’on se définit le mieux soi-même.

Dès la mort de Charles IV le Bel, le "droit national" l’emporte, au niveau de la Couronne, sur le "droit dynastique", une assemblée de notables ayant fortement appuyé les efforts de Philippe VI de Valois pour écarter un roi anglais. Cependant, le danger n’est pas définitivement supprimé, et cette expectative se présentera de nouveau, au début du XVe siècle, sous Charles VI.

La nation française n’est pas, en effet, encore vraiment constituée au XIVe siècle. Quelle meilleure preuve peut-on en trouver que le récit, donné par Froissart dans sa Chronique , de la capture de Jean le Bon à la bataille de Poitiers (1356)? Au roi, qui demande: "À qui me renderai-je?", "un chevalier de la nation de Saint-Omer", Denis de Morbecque, qui servait le roi anglais après avoir quitté le royaume de France à la suite de la confiscation de ses biens, répond "en franchois": "À moi, sire, qui suis chevalier et de la nation de vostre royaume!"

La nation française existe au XVe siècle

Au XVe siècle, le résultat est acquis: les défaites, puis les succès de cette longue guerre et l’épopée de Jeanne d’Arc ont exercé une influence décisive sur la formation du sentiment national.

Alain Chartier écrit en 1422: "Après le lien de foy catholique, Nature vous a, devant toute autre chose, obligiez au commun salut du pays de votre nativité" (Le Quadrilogue invectif ). Si des textes du XIVe siècle parlaient de natione gallicus ou de natio gallicana et flétrissaient les "ennemis du roy de France", ce sont maintenant "les ennemis du roy et du royaume de France" que l’on stigmatise et les "Bourguignons" se voient reprocher par les "Armagnacs" de pactiser avec les Anglais. De leur côté, des affidés du roi d’Angleterre, accusés de trahison devant les juges français, arguent de leur "naturalité" anglaise pour se justifier.

Les "relations" franco-anglaises, qui dominent toute cette période, ont permis à la nation française de s’affirmer contre la nation ennemie et, par voie de conséquence, de se définir à l’égard de toutes les autres. Désormais, la patria désigne le royaume, dont tous les habitants sont convaincus de former une nation; ce sont les "naturels français", ceux qui sont nés ou sont "habitués" dans le royaume.

Il ne paraît pas contestable que les rois capétiens ont eu le sentiment national avant leurs sujets et qu’ils les ont entraînés; l’attitude de Charles VI, souvent considérée comme une manifestation éclatante de son aliénation mentale, n’est sans doute qu’une exception apparente: le traité de Troyes (1420), qui semblait faire tomber le royaume sous l’autorité du roi d’Angleterre, devait, dans sa pensée, avoir pour résultat une union franco-anglaise tout à l’avantage de la France.

Une illustration de ce décalage entre le sentiment national de l’entourage royal et celui des sujets peut être trouvée dans des affaires matrimoniales: Marguerite de France, fille de Philippe V, comtesse douairière de Flandre, s’oppose, en 1362, au mariage de sa petite-fille Marguerite avec un fils d’Édouard III, roi d’Angleterre, et, quelques années plus tard, obtient que Marguerite épouse Philippe le Hardi, fils de Jean le Bon; au XVe siècle, c’est le parlement de Paris qui entrave systématiquement les projets de mariage de jeunes filles françaises avec des Anglais (R. Bossuat).

L’influence décisive de la monarchie capétienne éclate si l’on compare son attitude à celle d’autres dynasties européennes: les Habsbourg, qui ont dominé d’immenses territoires sans avoir le souci de les unifier sur la base d’autres liens que la sujétion personnelle, n’ont pas créé de nation.

3. La nation organisée

Depuis la fin du Moyen Âge, la nation française est définitivement constituée, comme l’anglaise, et le XVIe siècle marque sans nul doute, en France, l’organisation de l’État national. L’Angleterre est, à cet égard, en avance sur la France et, de plus, la constitution d’une Église nationale y a ajouté, au XVIe siècle, un nouvel élément de cohésion. Il est remarquable qu’à partir de ce siècle on voit, en France comme en Angleterre, se multiplier les histoires nationales.

La nation associée à la vie du royaume

Le roi de France a, dès le Moyen Âge, imposé son autorité à l’extérieur en rejetant toute intrusion du pape ou de l’empereur dans la vie politique du royaume; sans rompre avec Rome, il parachève son indépendance dans le domaine spirituel en faisant respecter les "libertés gallicanes". À l’intérieur, il a maintenant réduit au silence les grands féodaux et il n’accepte aucun partage de son autorité souveraine. Les Français, ses sujets, n’en prennent pas moins part à la vie de la nation organisée, dans le cadre de nombreux "corps intermédiaires" sociaux, administratifs ou professionnels. Si les états généraux de la nation ne se voient reconnaître aucun pouvoir politique, leurs "doléances" font utilement connaître au roi les aspirations de la population.

Unité nationale et particularisme provincial

L’Ancien Régime n’avait pas le souci d’uniformité qui caractérise les États modernes: de même que l’unité de la nation s’accommodait parfaitement de la pluralité de statuts individuels dans l’organisation sociale (clergé, noblesse, tiers état), de même le loyalisme national ne prenait pas ombrage du particularisme provincial. Chaque province a son statut propre et souvent ses états particuliers; la diversité ne nuit pas à l’unité et, comme l’écrit B. Guenée, "loyalisme et particularisme, loin de se détruire, se renforcent l’un l’autre".

L’histoire de la langue marque, de son côté, l’achèvement de l’évolution. Alors qu’au Moyen Âge le mot "pays" servait à traduire indifféremment pagus et patria , les écrivains de la Renaissance, notamment Joachim Du Bellay, ne se contentent plus d’un seul mot français pour traduire deux mots latins différents; ils font entrer dans la langue le mot "patrie" avec son sens actuel, donnant ainsi un support verbal à une notion qui cherchait à s’expliciter.

Le sentiment national contre l’Ancien Régime

Au XVIIIe siècle, la nation prend conscience d’elle-même à l’égard de la monarchie, aussi bien en France qu’en Angleterre, et la floraison du sentiment national est, ici comme là, liée à la montée de la bourgeoisie, représentant la classe moyenne, qui veut prendre une part plus active à la vie politique de la nation. La France cependant va, cette fois, se séparer de l’Angleterre, parce que l’exaltation de la nation s’y fait contre l’Ancien Régime avant de s’attaquer à la monarchie elle-même.

À la veille de la révolution de 1789, une nouvelle définition de la nation est lancée, qui rejette les "corps intermédiaires" traditionnels. C’est pour Sieyès "un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par le même législateur" (Qu’est-ce que le tiers état? , 1789); la nation est l’ensemble des régnicoles – on dira bientôt des citoyens – et la volonté nationale est la somme des volontés individuelles.

Les droits de la nation sont bientôt proclamés à l’encontre du pouvoir royal. On crie "Vive la nation!"; le roi ne saurait être que son représentant. Comme l’écrit Renan, désormais "la nation existe par elle-même", mais il ajoute aussitôt: "La royauté française avait été si hautement nationale que, le lendemain de sa chute, la nation a pu tenir sans elle."

4. L’éclatement du concept de nation

Au phénomène à la fois historique et sociologique que fut la formation de la réalité nationale, la pensée révolutionnaire en France est venue apporter une consécration juridique en faisant de la nation un sujet de droit. Propriétaire de la souveraineté, la nation est la source de tous les pouvoirs qui ne peuvent être exercés qu’en son nom. À ce titre, l’idée de nation pénétrait dans l’univers politique non comme une force parmi d’autres, mais comme la seule puissance légitime puisque c’est en elle que se situait le fondement de l’autorité.

Sans qu’il y ait lieu d’examiner ici toutes les conséquences de cette promotion de la nation au rang des concepts juridiques [cf. DÉMOCRATIE], il suffira de souligner que cette consécration, où l’on peut voir l’apogée de l’idée nationale, fut également une cause de son déclin, un déclin qui l’atteint à la fois en tant qu’elle est un principe de rassemblement des individus à l’intérieur d’un groupe unifié et une justification de son originalité par rapport à des groupements plus larges.

La rupture interne de l’unité nationale

Ayant dissocié les cadres sociaux traditionnels, la pensée révolutionnaire leur avait substitué un cadre unique, la nation, pour rassembler en un corps unifié les individus que la disparition des ordres, des corporations et des divers états condamnait à la solitude. S’ils demeuraient socialement isolés, du moins trouvaient-ils, politiquement, une chance de regroupement. La pensée politique libérale fut ainsi dominée par la conviction qu’il était possible de regrouper dans l’allégorie nationale les différentes catégories de la population que, dans la réalité de la vie quotidienne, séparent les intérêts, les aspirations, les ressources, les chances. C’est cette communion qu’est venu rompre le durcissement de la conscience de classe.

Quelles que soient les difficultés que présentent la définition des classes et leur délimitation [cf. CLASSES SOCIALES], le fait dont la réalité est indéniable est que celles-ci opèrent une redistribution des membres de la collectivité nationale en quelques grandes formations entre lesquelles la communication est rompue. Il ne s’agit pas, en effet, d’un cloisonnement à l’intérieur d’un cadre plus vaste qui serait la société globale ou la nation; il s’agit d’un groupement qui, tout à la fois, se suffit et annule les autres. C’est utiliser une formule trop hâtive que de dire que les classes divisent la nation: le vrai, c’est que, aux yeux de ses membres, la classe la remplace. Elle est, pour eux, une famille naturelle qui dispense une chaleur et une protection que la famille légale, la nation, ne procure pas. Il s’ensuit qu’attendre d’une réconciliation des classes la reconstitution de l’unité rompue est un espoir assez vain. On ne peut procéder avec elles comme avec un vase brisé dont on rapprocherait les morceaux. La réalité, c’est qu’il n’y a pas de morceaux; il y a dans chaque éclat un vase en puissance.

Ce serait cependant faire la part trop belle au dogmatisme idéologique que d’en conclure que la classe a définitivement remplacé la nation comme mode de rassemblement des individus. Certes, depuis qu’elle a cessé d’être un concept révolutionnaire, la nation n’exerce plus qu’à de rares occasions l’attirance émotive qui lui permit autrefois de sceller l’unité du peuple par-delà les différences de conditions et l’antagonisme des intérêts. Mais le fait national n’en subsiste pas moins. Résistant à l’érosion des mythes qui visent à ériger la classe en catégorie suprême, il trouve un écho au plus profond de la conscience politique des individus, là où s’estompent les clivages partisans et où s’affirme l’attachement à l’être collectif que l’histoire a forgé.

L’échec des tentatives (qu’elles soient doctrinales ou vécues) faites pour abolir l’idée de nation est d’autant plus significatif qu’on l’a même enregistré en U.R.S.S. et dans les démocraties populaires, c’est-à-dire là où l’avènement officiel de la classe aurait dû permettre de dépasser les clivages établis sur la base des appartenances nationales. Or il n’en a rien été. À partir du moment où le socialisme s’incarnait dans des États, la pratique a montré que l’idée nationale restait une donnée qui échappait aux manipulations auxquelles on voulait la soumettre pour la plier aux exigences d’une doctrine. Aussi, plutôt que de s’acharner sur elle, comme ce fut le cas, par exemple, pour l’idée religieuse, les dirigeants des pays communistes ne se firent pas faute de l’exploiter aux fins de leur politique. Il en va de même dans les jeunes États africains où les gouvernements s’efforcent de susciter la naissance d’un sentiment national, d’une part pour donner une assise idéologique à l’indépendance de l’État, d’autre part pour faire échec à l’effet désintégrateur du tribalisme.

L’érosion externe du concept de nation

L’affermissement du sentiment national dans les différents pays au cours du XIXe siècle ne s’est pas répercuté seulement sur les institutions politiques internes. Sur le plan international, il a été un facteur de mouvement qui, au nom du principe des nationalités, a donné une dimension nouvelle aux relations entre les États. Des alliances se formèrent entre eux, soit pour soutenir les groupes nationaux qui combattaient pour leur indépendance, soit, au contraire, pour les maintenir sous la tutelle du pouvoir établi. La conjonction entre les implications démocratiques de l’idée de nation et ses exigences quant aux structures de la société internationale a ainsi été un puissant moteur de la vie politique au siècle passé. Cependant, la consécration de l’idée nationale n’a pas été sans provoquer son exacerbation sous les traits du nationalisme. Et comme c’est à lui que l’on peut imputer la responsabilité, au moins partielle, des conflits meurtriers qui ébranlèrent le monde à partir de 1914, les efforts entrepris pour en éviter le retour visèrent à éliminer de la communauté internationale l’effet désintégrateur de politiques exclusivement nationales. Paradoxalement, les organismes où s’inscrivirent les résultats de ces efforts: Société des Nations, Organisation des Nations unies, portent dans leur titre le terme de nation alors que leur objectif est de restreindre, sinon d’éliminer, les prérogatives des nations dans leurs relations réciproques. Le paradoxe s’explique dès lors que par nations on entendait désigner les peuples dont on opposait les dispositions pacifiques à l’agressivité naturelle des États. Il n’en reste pas moins qu’était condamnée la prétention de l’idée nationale à être le seul critère de l’opportunité ou de la valeur des politiques étrangères. La nation devait renoncer à se concevoir comme un univers clos; mais il est clair qu’en s’intégrant à l’ensemble plus vaste que constitue la communauté internationale, elle renonçait aux caractères auxquels s’attache sa spécificité.

Cependant, sur le plan international aussi, l’idée de nation se montre rebelle aux efforts entrepris pour la reléguer dans le musée des concepts périmés. Et ce n’est pas seulement dans les États nouveaux que les gouvernements l’utilisent pour fonder leur politique étrangère sur une sourcilleuse susceptibilité nationale. Dans les vieux pays, il n’est pas rare qu’elle serve d’alibi à des ambitions très précises: la formule d’une Europe des patries, par exemple, n’a-t-elle pas été imaginée pour faire obstacle à une organisation européenne dans la mesure où celle-ci serait supranationale?

 

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