Le
Communisme
Le communisme fut couramment
présenté, jusqu’à l’effondrement du système soviétique, comme une
interprétation de l’histoire permettant tout à la fois de justifier
l’antériorité du projet marxiste sur tous les autres et de ne pas lui interdire
d’apparaître comme l’aboutissement évolutionniste de l’histoire de l’humanité.
Nous n’avons pas cherché ici à lui trouver autant d’ancêtres qu’il s’en était
naguère annexés dans la sphère de l’histoire (paysans italiens en révolte, au
début du XIVe siècle, que les Fraticelli franciscains ramenaient, selon
Kautsky, vers le communisme primitif) ou dans celle de la théorie (le Platon de
la République , dont la société égalitaire était fondée sur la participation de
l’homme libre à la vie politique bien plus que sur des relations maître-esclave).
Le communisme
moderne, conçu comme paradis perdu, pousse plus profondément ses racines dans
l’histoire des idées que dans celle des hommes. Même si ces derniers se sont
peut-être attachés à en effacer les traces, éphémères et dispersées, le thème
d’une société idéale reposant sur la communauté des biens apparaît vraiment au
XVIe siècle dans l’utopie de Thomas More, s’incarne au XVIIe siècle dans la
république chrétienne des Guaranis (Paraguay), avant de faire l’objet, à partir
du XVIIIe siècle, d’une théorisation puis d’un travail de consolidation et de
ressourcement permanents. Ce bonheur primitif prend réellement corps à la
lecture de Jean-Jacques Rousseau, inspiré par le mythe du bon sauvage. Tout au
long du XIXe siècle, et avec de multiples variantes, la pensée de gauche fonde
sa vision de la société démocratique future sur les bases qu’en a jetées le
philosophe genevois et telles que la Révolution française a tenté de les mettre
en œuvre.
C’est avec le
développement du prolétariat industriel et la formation du mouvement ouvrier,
dans un contexte de lutte révolutionnaire sur-déterminée par des questions
nationales (1848), que le communisme bascule vers un projet universaliste qui
vise à changer effectivement les bases de la société. Celle-ci étant le champ
d’une lutte de deux classes à l’échelle mondiale, il convient de constituer,
pour en réussir la subversion, un parti de la classe ouvrière de dimension
planétaire. Le marxisme, qui s’impose comme son exclusif substrat idéologique,
lui procure une philosophie de l’histoire qui lui garantit de constituer la
dernière étape d’une accession de l’humanité à la société parfaite. Tout a en
effet commencé avec le communisme primitif qui, dégradé en matriarcat puis en
patriarcat, conduisit, beaucoup plus tard, à l’esclavagisme antique, au servage
médiéval et, finalement, à l’avènement du capitalisme bourgeois. Du refus
d’endosser le patrimoine de cette société bourgeoise dans ses acquis naît un
projet global, qui aspire à donner à la fois à l’humanité un regard définitif
sur son passé et la certitude d’un devenir heureux. Cette complétude lui assure
près de cent cinquante ans de pérennité idéologique.
Aux
origines
" L’homme est
né libre et partout il est dans les fers ", constate Rousseau dans le
premier chapitre du Contrat social (1762). Seule la volonté générale,
c’est-à-dire l’accord entre les individus qui composent la société dans son
ensemble, garantie par la souveraineté populaire, peut faire du pouvoir
politique l’expression même du Bien et permettre l’émancipation humaine. Une
pensée en rupture avec celle des philosophes du siècle, qui voient dans le
despotisme éclairé la forme d’un gouvernement soumis à la raison universelle.
Et une conception qui se démarque de leurs inspirateurs, en premier lieu Hobbes,
partisan d’un État indépendant et d’un pouvoir fort au sein duquel la
souveraineté populaire ne vise pas à donner le pouvoir au peuple, mais à
libérer le monarque de toute subordination à l’égard de Dieu et des clercs de
l’Église.
Dans son Discours
sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes (1755), Rousseau
affirme déjà que " Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de
dire "Ceci est à moi", et trouva des gens pour le croire, fut le vrai
fondateur de la société civile " et décrit la propriété comme étant
l’institution génératrice des malheurs de l’homme. À l’instar de beaucoup de
ses contemporains, en particulier le curé Meslier, qui prône le retour à la
communauté villageoise et à un communisme agraire, Rousseau voit en l’appropriation
du sol un état de fait tardif, avatar de l’état de nature où dominait
l’indivision des terres. Son influence s’exerce sur un autre ecclésiastique,
Mably, partisan d’un socialisme ennemi de la cupidité, et sur Morelly qui, dans
son Code de la nature (1755), fait le pari du progrès économique et d’une cité
prospère régie par une théorie des besoins. Rousseau marque enfin Collignon,
dont L’Avant coureur du changement du monde entier (1786) annonce certains des
débats les plus virulents de la Révolution française.
La question de la
propriété et, plus généralement, celle de l’activité économique grâce à
laquelle celle-ci peut prospérer, concentre de nombreuses ambiguïtés: Rousseau
se prononce pour l’attribution à chaque citoyen d’une terre suffisante (comme
dans le cas corse), tout en estimant que la propriété établie doit être
protégée comme fondement de l’ordre et de la paix. Au-delà du débat récurrent,
qui sera celui de toutes les réformes agraires, s’opposent deux approches
intellectuelles, qui s’interpénètrent au cours du siècle: celle qui, derrière
les physiocrates, traite le commerce comme un moyen de richesse et de paix
(Montesquieu) et celle qui voit là une immoralité et un facteur de guerre à
l’échelle internationale.
" Liberté,
Égalité, Sûreté des propriétés " fut l’une des premières devises
jacobines. La Révolution française a vendu les biens du clergé plus qu’elle ne
les a nationalisés. Les " accapareurs " qui refusent de vendre si on
ne leur garantit pas une plus-value suffisante sont les seuls riches bourgeois
que la loi ait timidement mis en cause. Il faut attendre Thermidor et la fin de
la sans-culotterie pour qu’apparaisse un contestataire radical en la personne
de Gracchus Babeuf. Favorable à la collectivisation des terres comme à la nationalisation
générale des biens, il fait insérer dans le manifeste des Égaux (6 avr. 1796)
ce passage significatif: " À la voix de l’égalité, que les éléments de la
justice et du bonheur s’organisent! L’instant est venu de fonder la république
des Égaux, ce grand hospice ouvert à tous les hommes. Les jours de la
restitution générale sont arrivés. " Babeuf est le premier à défendre une
vision politique du communisme: l’État doit organiser la production, contrôler
le commerce, au motif que la concurrence est la loi du plus riche. Son
influence demeure faible et sa conjuration des Égaux échoue. Pour autant, son
importance posthume est réelle: figure emblématique de l’aile révolutionnaire,
du Directoire à la fin de l’Empire, Babeuf devient la référence du socialisme
français, et sans doute, le modèle de Blanqui.
La Révolution
française a vu naître une nouvelle génération d’hommes politiques, capables de
s’exprimer au nom de la volonté générale mais gouvernant par le moyen d’une
faction. Robespierre comprit que la souveraineté populaire mettait face à face
l’individu et l’État, " dans la tâche de tout créer à nouveau sur le
modèle de la pure logique " (Renan). Il tenta, en s’appuyant sur le culte
de la vertu, de faire ressurgir l’idée de droit divin, avant de payer de sa
mort la découverte de cette supercherie.
Le
socialisme dit " utopique "
Si Rousseau n’avait
pas voulu la Révolution française telle qu’elle se déroula, les
révolutionnaires, et en particulier ceux de la Montagne, furent ses héritiers.
Comme le souligne en particulier Tocqueville, la Révolution, en encourageant le
dépérissement de ce qu’il y avait de plus avancé dans l’Ancien Régime, se
condamna à trouver des substituts à la souveraineté de Dieu, garantie par le
roi et reflétée dans l’organisation sociale. En confondant, dans le peuple,
l’origine du pouvoir (souveraineté), son exercice (gouvernement) et son objet
d’application (sujet), Rousseau avait mis en place un système immobile,
tautologique et bientôt totalitaire (Bonald). Du contrat social présenterait
donc une théorie inachevée et se voulant irréalisable, mais aux prémisses
fécondes.
L’ère industrielle
ouvre la voie, à partir de la fin des guerres napoléoniennes, à une tout autre
approche de la question sociale. Un industriel britannique du textile, Robert
Owen, s’intéresse au développement d’œuvres philanthropiques et à la
réalisation d’expériences communautaires au sein de la classe ouvrière.
Celles-ci se déroulent aux États-Unis où il implante, en 1825, la colonie New
Harmony. En France, le courant saint-simonien représente une autre forme de ce
socialisme de la production par lequel une nouvelle classe de dirigeants
cherche sa voie. Si Saint-Simon prône une conception de l’histoire qui porte en
germe celle de Marx, ainsi qu’une théorie du salariat comme fondement de
l’exploitation, c’est pour lutter contre l’anarchie industrielle et pour
condamner le libéralisme du " laissez faire, laissez passer! ".
Tandis que des économistes comme Constantin Pecqueur se prononcent pour le
développement de la pieuvre étatique, impliquant la fonctionnarisation générale
de la population, le philosophe Charles Fourier et le député républicain
Étienne Cabet manifestent chacun une formidable capacité d’invention et
d’anticipation sociales, ce qui les fera qualifier d’" utopistes ".
Un vrai paradoxe, si l’on songe qu’ils furent précisément soucieux de mettre
leurs idées en application sans que cela dépende d’un bouleversement
révolutionnaire préalable.
La
naissance du mouvement ouvrier
Cependant, la
transformation industrielle de la société se fait avec de trop violents à-coups
– parmi lesquels la baisse généralisée des salaires, la mise au travail des
femmes et des enfants, l’extension du paupérisme et l’aliénation à l’outil
productif – pour que de premières révoltes, le luddisme en Angleterre ou
l’insurrection des canuts de Lyon en 1831, n’accélèrent un phénomène de prise
de conscience au sein d’un monde en devenir ouvrier. En ce qui concerne la
situation française, la révolution de 1848 représente un tournant: autour de la
commission pour les travailleurs dite " du Luxembourg ", appelée à
statuer sur l’avenir du prolétariat, s’affirme une nouvelle génération de
révolutionnaires, comme Auguste Blanqui ou Louis Blanc. Leur conception
jacobine d’un socialisme d’État incluant la nationalisation de la production et
de la distribution, quitte à voir cet étatisme évoluer vers la démocratie
élective, s’oppose en bloc à la conception de Pierre Joseph Proudhon, qui
décèle dans ce système le ferment de la tyrannie.
Ces socialistes désignent
leur ennemi juré: le capitalisme libéral, pour qui la main invisible de
l’économie permet seule la synthèse de l’intérêt particulier et de l’intérêt
collectif. Ils affirment la nécessité de la construction d’un mouvement de
classe indépendant pour l’abattre. Le fait qu’ils se retrouvent, nombreux et
proscrits, à Londres, après l’échec des journées révolutionnaires de juin 1848,
accentue la prise de conscience de la nécessité d’une solidarité internationale
entre les travailleurs de différents pays. En août 1856 naît la première
International Association, héritière de l’association des Fraternal Democrats;
issue du chartisme, celle-ci, dès mars 1846, avait lancé les premiers contacts
en direction du continent. Entre autres initiatives, Marx et Engels fondent en
juin 1847 la Ligue des communistes et rédigent la même année le Manifeste du
Parti communiste .
La
Ire Internationale
À partir de 1860,
le trade-unionisme se répand en Angleterre et, partout en Europe, se forment
les premiers syndicats parmi les travailleurs qualifiés. La Ire Internationale,
dite A.I.T. (Association internationale des travailleurs), est définitivement
fondée le 29 septembre 1864, à Londres, par quelques délégués qui approuvent le
projet français de créer des sections européennes que dirige un comité central
chargé de rédiger les statuts. Celui-ci désigne en fait un conseil général,
afin de servir de plaque tournante entre les sections. C’est par le biais de
cette instance que Karl Marx parvient, petit à petit, à imposer ses vues grâce
à une grande véhémence polémique.
La Ire
Internationale est en effet le terrain de larges divergences. Les proudhoniens
français y défendent, au congrès de 1866, l’idée de l’émancipation ouvrière par
la généralisation des organismes " mutuellistes " (caisses de
secours, coopératives, etc.). L’objectif principal ne serait pas de détruire la
société mais de l’aménager. Or, devant l’échec du mutuellisme à la fin des
années 1860 et compte tenu de la forte hausse du nombre des grèves, le débat
entre action révolutionnaire ou réformisme constructif se trouve tranché en
pratique. Avec son cortège de violences et de répressions, la légitimité et la
nécessité de la grève sont définitivement reconnues en septembre 1868 à
Bruxelles. La coopération ouvrière est désormais vue non plus comme un moyen,
mais comme la préfiguration de la société socialiste émancipée. Ce même congrès
se déclare enfin partisan de l’appropriation collective du sol, des mines et
des carrières, des forêts et des moyens de transport...
Ainsi, le refus de
la société établie se double de l’ambition d’en réaliser une autre,
collectiviste, au regret des anarchistes proudhoniens, réduits à assister en
spectateurs à la formalisation du projet communiste dans sa seule version
marxiste. Le congrès de Bâle confirme, en septembre 1869, le droit d’abolir la
propriété individuelle du sol et incite les travailleurs à s’employer à créer
des sociétés de résistance dans leurs différents corps de métier. Un nouveau
débat pointe, opposant cette fois Marx à Bakounine. Il s’ancre sur la question
de l’organisation disciplinée du mouvement ouvrier, que les libertaires
refusent. Un second thème majeur divise les deux hommes: la stratégie de prise
du pouvoir et le devenir de l’État. De ce dernier, Bakounine propose la
destruction définitive, tandis que Marx souhaite jeter les bases d’un État
prolétarien dès qu’il en estimera le mouvement ouvrier capable. Il redoute une
insurrection spontanée, et celle-ci arrive justement trop tôt, avec la Commune
de Paris, qui suit la guerre franco-prussienne de 1870. Cela n’empêche pas
l’Internationale d’y voir un gouvernement de la classe ouvrière, la forme
politique enfin trouvée pour l’émancipation des travailleurs.
L’A.I.T. est alors broyée
par l’inégale accélération de l’histoire des sociétés européennes, et les
divisions internes entre autoritaires et antiautoritaires achèvent de la
ruiner. Elle tente de se maintenir quelque temps dans sa variante anarchiste,
mais l’expérience tourne bientôt à la caricature.
La
IIe Internationale
L’extraordinaire
développement de l’industrie augmente les effectifs du prolétariat au cours des
années 1880: de grandes organisations socialistes nationales se constituent,
entretenant des rapports variés avec les organisations syndicales. Le modèle
devient celui de la social-démocratie allemande, unifiée à Gotha entre
marxistes et lassalliens. Encore divisée à son congrès de Paris (1889),
l’Internationale renaît à Bruxelles (18-23 août 1891), cette fois exempte d’une
véritable influence libertaire. En outre, la IIe Internationale refuse,
contrairement à l’A.I.T., de se donner une structure centralisée et même de
s’affirmer comme une organisation permanente. Fédération de partis et de
groupes nationaux autonomes, elle assure les relations entre les mouvements des
différents pays sous la forme de congrès triennaux. À l’échelle nationale, la
lutte contre les reliquats anarchistes aboutit à l’organisation en partis
socialistes spécifiques, distincts des autres formes d’organisation ouvrière,
en particulier des syndicats. À partir de 1900 s’institutionnalisent donc le
divorce et l’autonomie de l’internationalisme syndical en tant que tel; chaque
congrès politique international, néanmoins, aborde régulièrement la " question
syndicale ".
Après avoir
surmonté les difficultés économiques des décennies précédentes, les sociétés
" capitalistes " connaissent une époque de croissance et d’évolution
technique forte; la hausse des prix et l’expansion des pays industrialisés entraînent
dans le circuit mondial le développement inégal et combiné de certaines
économies retardataires, comme l’économie russe. Le partage colonial s’achève,
contribuant à la fois au formidable envol des pays colonisateurs et à
l’aggravation de la discorde entre les grandes puissances. Ces divers
phénomènes sont interprétés comme caractéristiques d’une phase nouvelle du
développement capitaliste: celle de l’impérialisme qui, sur le plan social, ne
peut que correspondre à une nouvelle croissance des forces du socialisme.
La IIe
Internationale entre dans le deuxième temps de son histoire, marqué par une
période d’essor numérique de ses partis. Cet essor compense le déclin du
messianisme révolutionnaire et génère un optimisme à vrai dire démesuré. De là
naissent une structuration extrêmement puissante à l’échelle européenne et une
large diffusion du socialisme à l’échelle de la planète (en Asie, en Amérique,
dans les dominions britanniques). Dans les pays d’Europe occidentale, cet
avènement du mouvement ouvrier coïncide avec l’essor du parlementarisme
moderne, appuyé sur le suffrage universel. Pour le socialisme tout entier
s’annoncent de nouvelles questions, concernant l’insertion de ses députés dans
ce jeu, avec comme prolongement incontournable la participation aux
gouvernements bourgeois. Un homme prend sur lui de les poser, l’Allemand Eduard
Bernstein. Ses positions, qualifiées de " révisionnistes ", tracent
alors une ligne de partage qui marque durablement et en profondeur le destin de
l’Internationale.
Le
révisionnisme, terreau d’une radicalisation ultérieure
Le révisionnisme
bernsteinien se définit négativement par sa renonciation aux principes
philosophiques et aux conséquences politiques du marxisme: remettant en cause
les mécanismes économiques de la société capitaliste, il propose de repenser
les théories marxistes de la plus-value et de la concentration capitaliste,
ainsi que la loi de l’accumulation qui implique la polarisation des richesses.
Bernstein insiste aussi sur la capacité d’adaptation, la souplesse et la
malléabilité étonnantes de la société capitaliste. Les crises, en particulier,
ne sont pas, selon lui, inéluctables, d’où un rejet de la théorie de
l’effondrement automatique. Pratiquement, Bernstein conclut qu’il faut avoir
" le courage de s’émanciper d’une phraséologie dépassée dans les faits et
d’accepter d’être un parti des réformes socialistes et démocratiques ",
c’est-à-dire ne revendiquant pas pour le prolétariat l’exclusivité du pouvoir.
La révolution russe
de 1905 apparaît alors comme un démenti flagrant aux affirmations de Bernstein.
Le dirigeant allemand est politiquement condamné, mais il triomphe dans la
pratique de sections de plus en plus acquises à leur forme nationale de
réformisme au sein d’une organisation diversifiée dans ses composantes:
sociale-démocrate allemande, austro-marxiste, jaurésienne, trade-unioniste,
socialiste belge ou scandinave, bolchevique ou menchevique russes. Comme le
note l’un des deux représentants russes au sein du Bureau socialiste
international (B.S.I.), l’instance coordinatrice de la IIe Internationale, se
manifeste partout un opportunisme qui sacrifie " les intérêts vitaux et à
long terme du parti à ses intérêts temporaires, éphémères, secondaires "
(Lénine). Contre le réformisme et contre les ambiguïtés tolérées par
l’Internationale dans les sections, un courant hétérogène se regroupe qui
cherche à fonder une nouvelle pratique révolutionnaire. Ce courant se divise en
deux tendances majeures, dont la formulation doctrinale est due d’un côté à
Rosa Luxemburg et de l’autre au courant bolchevique de la social-démocratie
russe, animé par Lénine. Aux tendances unificatrices qui prédominent jusque-là
succèdent, à partir de 1907, des tendances à la dissociation qui contraignent
le B.S.I. à multiplier ses bons offices entre les fractions rivales.
La victoire du
bolchevisme
La guerre et la
faillite de la IIe Internationale
C’est alors que le
débat se concentre sur l’angoissante question de la paix, dans le contexte
explosif des guerres balkaniques (1912). La IIe Internationale semble
tétanisée. La menace d’un recours à une action concordante du prolétariat en
cas de conflit n’empêche pas la guerre mondiale d’éclater, en août 1914, en
lieu et place de la révolution mondiale attendue. Apparaît alors en pleine lumière
la déchirante contradiction entre une conception du monde qui repose sur la
négation des frontières et une histoire où les frontières engagent toujours
plus dramatiquement le destin des peuples et des individus. La IIe
Internationale, " faite pour les temps de paix ", s’efface sans avoir
empêché le ralliement en bloc des socialistes de chaque camp aux gouvernements
d’union nationale.
Après quelques mois
d’un absolu désarroi, les partis ouvriers, bouleversés par le départ des leurs
aux armées, commencent à s’interroger sur ce qui est leur vocation en temps de
guerre: d’où l’institution de rencontres socialistes interalliées auxquelles
répondent des rencontres de même nature du côté des empires centraux. En marge
de ces efforts de reprise des relations internationales se retrouve le camp des
opposants de naguère au réformisme. Comptant sur l’élargissement de son
audience et profitant de la proposition que lui font les socialistes suisses,
il se réunit en terre neutre, à Zimmerwald (1915). Il y a là quelques
ressortissants français et allemands, mêlés à des militants neutres ou à des
réfugiés politiques (parmi lesquels les Russes Martov, Trotski et Lénine). Tout
aussi divisée sur les grandes options, une seconde rencontre n’en prend pas
moins une signification renouvelée à Kienthal (1916): celle du refus d’une
stratégie ouvrière qui suspend la révolution sociale à la victoire d’un bloc de
nations sur l’autre.
La
révolution d’Octobre
La victoire
inattendue des bolcheviks en Russie à l’issue de la seconde révolution, dite
" d’Octobre " (nov. 1917), apparaît comme l’événement décisif d’une
toute nouvelle conjoncture qui se développe entre deux pôles: la signature
d’une paix séparée sur le front oriental et l’espoir d’une révolution
prolétarienne à court terme en Occident. Pour marquer la rupture avec le passé
et la IIe Internationale, les dirigeants bolcheviques adoptent le nom de
communistes . La lutte entre l’homme et l’histoire est remise alors sur le
métier. Tout ce qui la concerne soulève d’extraordinaires passions collectives.
Les grands mots de justice, de liberté, de fraternité secouent leur poussière
et se trouvent à nouveau au cœur du sujet. Les plans, les réformes, les
révolutions fournissent la petite monnaie quotidienne du capital de changements
sociaux amoncelé dans les têtes, dans les groupes, dans les classes, pour tous
les aspects de la vie sociale: l’économie, la géographie politique ou les
mœurs.
Le mouvement
socialiste part à la recherche des responsables des horreurs de la guerre et
met en accusation ses dirigeants. Les peuples, dans leur masse profonde, sont
tentés par l’idée que la fin de la guerre ne doit pas être seulement le retour
de la paix, mais l’aube de la révolution. Or, de son côté, le bolchevisme ne
propose pas seulement de partager une expérience victorieuse dans un pays
finalement très particulier. Il souhaite procurer à l’internationalisme les
normes qui lui permettront d’éviter le recommencement de l’expérience passée et
sa dissolution dans des processus nationaux d’intégration ouvrière. Par bien
des aspects, l’exemple bolchevique offre une possibilité globale de briser la
tendance, jusque-là invaincue et apparemment invincible, à l’intégration de la
classe ouvrière et de ses organisations dans le jeu de la société et du pouvoir
établis.
Il définit et met
en place les articulations susceptibles de constituer ces obstacles inédits sur
lesquels doit se briser la tendance au renforcement de la cohésion sociale dans
les sociétés capitalistes. Trois en sont essentielles:
– la dimension de
l’entreprise révolutionnaire; celle-ci doit être conçue directement à l’échelle
internationale, la révolution mondiale étant la manière technique d’abattre la
société capitaliste planétaire;
– la nature du
pouvoir postrévolutionnaire; il n’existe pas de milieu entre la dictature de la
bourgeoisie et la dictature du prolétariat ; celle-ci ne peut que substituer au
pouvoir bourgeois et à son État un pouvoir prolétarien doté de l’ensemble des
attributs étatiques (police, armée, etc.);
– la construction
d’un parti, nouveau, prolétarien, mondial, mais également parti unique,
remplissant, entre autres fonctions, celle d’une société prolétarienne à
l’intérieur et contre la société dominante, préfigurant ainsi la société à
venir.
IIe ou IIIe
Internationale?
Au plus fort d’une
guerre civile dans laquelle les Soviets n’ont pas encore pris le dessus et dans
un pays aux abois, ceinturé par l’intervention étrangère, les bolcheviks
tiennent à manifester la vitale expression de l’internationalisme en convoquant
le premier congrès d’une IIIe Internationale, dite " Internationale
communiste " (I.C.). Il s’ouvre le 2 mars 1919 à Moscou, en la seule
présence de trente-six délégués ayant voix délibérative et d’une quinzaine
ayant voix consultative. Chiffre faible dont la signification est sujette à
contestation: une fois retranchés les huit Russes, restent quelques étrangers
dont beaucoup, émigrés politiques vivant en Russie, sont eux-mêmes membres du
parti bolchevique. L’Internationale socialiste tente, de son côté, sa reconstruction
au cours de la même année. Elle se répartit en plusieurs ensembles parmi
lesquels trois dominent: l’Internationale syndicale, reconstituée à Amsterdam;
l’Internationale ouvrière proprement dite qui, bien que recouvrant de vastes
effectifs théoriques, entame une vie interne chaotique; l’Internationale née à
Genève, dite ironiquement " 2 1/2 " parce qu’elle se place dans une
position hésitante, à égale distance des Internationales communiste et
socialiste.
L’enjeu, pour le
courant communiste, consiste dès lors à capter les meilleures énergies en
profitant de ce climat de crise sensible au sommet comme à l’échelle des partis
nationaux. L’accélération de l’évolution interne du mouvement socialiste revêt
une signification complexe. La guerre a contribué, d’un côté, à exalter la
solidarité (dans le cadre de la nation), ce qui donne à penser à la classe
ouvrière qu’elle participe du même destin que les autres classes sociales,
renforçant ainsi son degré d’intégration dans la société telle qu’elle est,
capitaliste. D’un autre côté, la révolution russe a postulé une rupture franche
de tous les engagements qui détournent le prolétariat de ses objectifs propres.
Cette évolution interne du socialisme, pour sensible qu’elle soit, demeure une
évolution contrôlée dans son rythme, limitée dans ses thèmes et d’ailleurs
acceptée à la quasi-unanimité par le prolétariat organisé, si bien qu’elle ne
menace pas l’unité reconquise en 1919. C’est la raison pour laquelle, dans
l’immédiat après-guerre, les grandes actions ouvrières sont élaborées, décidées
et conduites avec l’assentiment de ces tendances opposées. Et c’est justement
parce que le parti et les syndicats s’y engagent, comme en France, avec toutes
leurs forces, que la leçon prend un sens définitif. L’immédiat après-guerre est
en effet le théâtre de soulèvements insurrectionnels et de mouvements de grèves
révolutionnaires comme le monde n’en a jamais connus. En échouant plus ou moins
tragiquement les uns après les autres, ils ouvrent la cicatrice à peine
refermée. Cette fois, le débat sur la stratégie comme sur la tactique doit être
tranché, quitte à opérer à vif. Le mouvement socialiste implose littéralement à
l’échelle internationale, des fractions différenciées décidant de rallier la
IIIe Internationale ou bien de demeurer dans l’ancienne.
Les conditions
d’adhésion à l’I.C.
La consolidation du
pouvoir soviétique étant un fait acquis au début de l’année 1920, la révolution
mondiale aspire désormais à s’étendre sans obstacle. Pendant le déroulement
même du IIe congrès de l’I.C. (juill.août 1920), l’Armée rouge marche sur
Varsovie. Cette conjoncture renforce l’orientation primitivement arrêtée contre
l’opportunisme: les conditions imposées aux partis socialistes désireux
d’adhérer à l’I.C. deviennent draconiennes. De neuf au départ, leur nombre est
porté à dix-huit puis à vingt et un.
Elles sont à elles
seules un programme. Les voici résumées: 1. Propagande et agitation quotidienne
doivent avoir un caractère communiste et viser aussi bien la bourgeoisie que le
réformisme. 2. Épuration des militants réformistes, même expérimentés, des
postes de responsabilité; remplacement par des communistes sortis du rang. 3.
Combinaison de l’action légale et illégale. 4. Propagande communiste dans
l’armée. 5. Propagande et agitation dans les campagnes. 6. Dénonciation
symétrique du social-patriotisme et du social-pacifisme. 7. Rupture définitive
et totale avec les cadres dirigeants de la IIe Internationale. 8. Soutien dans
les faits aux mouvements d’émancipation coloniale. 9. Formation de noyaux
communistes subordonnés à la politique du parti dans les syndicats. 10. Lutte
sans concession contre l’Internationale syndicale d’Amsterdam. 11. Épuration de
la fraction parlementaire. 12. Organisation selon les principes du centralisme
démocratique accompagnés d’une discipline de fer. 13. Épuration périodique des
éléments petits-bourgeois. 14. Soutien sans réserve aux républiques soviétiques
(plus tard l’U.R.S.S.) dans leur lutte contre la contre-révolution. 15.
Élaboration d’un programme communiste spécifiquement adapté aux conditions du
pays. 16. Validité indiscutable des décisions de l’I.C., " parti mondial
unique ". 17. Adoption du nom de P.C. pour tous les partis, au détriment
de l’ancienne dénomination de P.S. 18. Publication dans la presse de tous les
documents majeurs émanant du comité exécutif de l’I.C. 19. Convocation d’un
congrès dans les quatre mois suivant le IIe congrès de l’I.C. afin de débattre
de ces conditions d’admission. 20. Quota de deux tiers de membres
antérieurement communistes dans les directions nationales nouvellement élues.
21. Exclusion de tous les membres des partis refusant ces conditions
d’adhésion.
Arrêtée devant
Varsovie, l’Armée rouge se replia alors dans le désordre. Le grand projet
d’expansion révolutionnaire se trouvait subitement obsolète. Pierre angulaire
d’une stratégie offensive à court terme, les vingt et une conditions devaient
maintenant servir de butoir à une stratégie défensive sur le long terme. Les
adopter correspondait à un choix définitif: celui de vivre dans un univers
étanche à toutes les autres composantes du mouvement ouvrier.
La
création des P.C.: le cas français
Les sections
viennent à l’Internationale communiste selon des modes très différents.
Certaines adhésions sont massives, au point d’être parfois refusées, comme dans
le cas italien. Des sections surgissent pratiquement ex nihilo, comme dans les
cas chinois et indochinois. D’autres se sont revitalisées à partir d’un greffon
colonial, comme aux Pays-Bas à partir du P.C. indonésien. D’autres encore se
sont tout simplement constituées en tant que P.C. de seconde génération: ainsi
dans le cas sud-africain, à partir de militants expérimentés venus d’Europe. Au
total, une véritable mosaïque appelée à s’uniformiser rapidement.
Dans le cas
français, la scission socialiste de décembre 1920 procède de l’irrépressible
mouvement d’enthousiasme et d’espoir qu’a soulevé la révolution russe face aux
désastres et aux décombres laissés par une guerre comme on n’en avait jamais
vue, qui avait plongé dans le malheur des peuples innombrables et avait tué,
des deux côtés, des millions de soldats, en immense majorité d’origine
paysanne. L’idée d’adopter la formule russe du bolchevisme tranche alors
victorieusement sur le bilan d’échec qui est celui du socialisme français
compromis dans l’Union sacrée ou, plus exactement, sur ses acquisitions
modestes au regard de ce qui se présente comme une promesse globale et
radicalement neuve.
Mais la création d’un
fort parti communiste en France apparaît, à plus d’un titre, comme une affaire
de circonstances, un accident de l’histoire. On peut parler du communisme
français comme du produit d’une greffe, celle du bolchevisme russe sur le corps
du socialisme français à dominante jaurésienne. Une greffe qui n’a pu s’opérer
que dans une conjoncture bien particulière, exactement située entre deux
limites dans le temps: après que les résultats obtenus à l’échelle de la France
par les moyens du socialisme français eurent paru dérisoires, comparés aux
succès de la révolution bolchevique; avant que la perspective d’une révolution
mondiale dans le prolongement de la révolution russe se fût obscurcie.
Dans cette
opération, comme il arrive dans toute greffe, les éléments qui sont entrés en
ligne de compte ne sont pas exactement partagés par moitié à tous les niveaux.
Si les particularités du socialisme français ont déterminé en priorité les
caractères du terrain – c’est-à-dire les hommes, leur nombre, leur enracinement
territorial et professionnel, leur outillage mental –, l’apport du bolchevisme
russe est en revanche décisif dans la définition du dessein que proclame le
communisme français du seul fait qu’il existe hors et contre le socialisme
traditionnel, même s’il prétend en être pour une part le prolongement.
Autre
caractéristique importante, dans le cas français: c’est, avant et après le
congrès de Tours, l’existence d’une fraction issue du syndicalisme
révolutionnaire, et qui adhère au jeune parti. Elle est minoritaire, mais
porteuse de la vision d’une révolution prolétarienne totale, transmise du
mouvement syndicaliste d’avant guerre au mouvement communiste d’après guerre.
Ainsi se trouve confirmée la filiation que le bolchevisme – dont on a, à juste
titre mais trop exclusivement, souligné les ascendances jacobines – entretient
avec le syndicalisme révolutionnaire de tradition anarchiste et proudhonienne.
Tendances
éphémères et stabilisation définitive
Dès lors, le
bolchevisme, du moins tel qu’en lui-même il se transforme, quand l’épreuve de
la guerre le fait se détacher rageusement de la IIe Internationale sur le tronc
de laquelle il a initialement poussé, retourne dans un certain sens aux sources
d’une A.I.T. où essayèrent de cohabiter anarchistes et marxistes avant l’émergence
du monstre froid de la IIe Internationale, sociale-démocrate et bureaucratique.
La révolution russe et, à partir de 1919, l’Internationale communiste auront à
éliminer de leur sein les libertaires (une fois tardivement connu le sort des
anarchistes russes et des populistes) et les syndicalistes révolutionnaires
(qui vont se regrouper dans la gauche du P.C.F. et refuser sa bolchevisation).
À la rupture
politique procédant de l’acceptation des vingt et une conditions s’ajoute donc
le déchirement des mailles du tissu militant, avec l’hémorragie de cadres
perdus ou refoulés. D’où ce fragile complexe: un parti de type nouveau bâti sur
l’ancien, qui fuit son passé et qui ne se veut, par comparaison avec ses
racines socialistes, que révolutionnaire. Soumis à une obligation de réussite,
il n’a, en raison des circonstances, aucune révolution réelle à mener à bien.
Il redevient le siège de toutes les contradictions et antinomies d’avant 1914:
réformiste dans la pratique quotidienne bien que révolutionnaire, plus tard
patriote bien qu’internationaliste. Et c’est pour tenter d’échapper à ces
contradictions qu’il se mue le plus souvent en une sorte de société globale
imaginaire, à l’instar du monde russe et soviétique.
L’Internationale
communiste, elle, s’inscrit dans le temps comme une organisation relativement
simple et, par là même, grandiose dans sa puissance limitée. Sur le modèle
avoué d’une armée en campagne, elle se réduit à l’agrégation d’un petit nombre
de partis communistes dont un seul a la charge à la fois du tout et d’un ancien
empire. L’effort porte sur trois points:
– la fondation et
la naturalisation de partis communistes de même type, sinon de même taille;
– la constitution
d’un appareil rigoureusement centralisé dont les éléments périphériques ne sont
que les sections du même parti mondial;
– la coordination à
établir entre le domaine lâche, mouvant, instable mais riche de potentialités
des partis-sections, et le domaine consolidé, lourd, dense, de l’immense base
rouge qu’est l’ancien Empire des tsars.
Les
aspects politiques
Ce passage de
l’éphémère au stable s’explique finalement par une seule mais fondamentale
donnée de l’histoire: si la révolution russe ne fut pas, comme elle l’espérait,
aussitôt relayée par une révolution européenne, elle sut du moins s’incarner,
se réaliser dans un État – et plus tard dans un système d’États – qui a
proclamé confondre son propre devenir avec celui du communisme mondial. Dans
ces conditions, la division ouvrière a longtemps gardé sa raison d’être. En
1920, elle avait séparé ceux des socialistes qui croyaient à l’avènement
prochain d’une révolution mondiale dont les bolcheviks en Russie organisaient
depuis 1917 les avant-postes, et ceux qui n’y croyaient pas, ni pour bientôt,
ni de cette manière-là.
Plus tard, elle
continue à séparer ceux qui l’espèrent encore, même si leur espérance s’exprime
sous la forme seconde d’une défense de la patrie soviétique, et ceux qui
refusent de considérer que le socialisme doit emprunter en tous pays la voie et
la forme du communisme russe. Si deux socialismes coexistent et rivalisent dans
le monde, c’est que la Russie soviétique ne renonce pas à ce pour quoi Lénine
et ses compagnons l’ont bâtie: être l’annonciatrice de la tempête. Le
bolchevisme s’étant imposé comme une technique socialiste de révolution
mondiale à court terme, le communisme s’imposera un jour ou l’autre à ce titre,
même si le terme s’allonge. La Russie soviétique témoigne pour la révolution
mondiale.
Il en résulte que
le communisme perdrait sa cohérence interne si la Russie renonçait à se tenir
elle-même pour la révolution en marche. Bref, de même que le destin de la
révolution russe à ses débuts n’a de sens qu’au titre de premier levier du
projet communiste, de même le destin du projet communiste dont participe chaque
parti national se confond désormais avec le destin soviétique, et cela qu’une
Internationale existe, comme au temps de l’I.C., que la pratique s’y limite à
des rapports bilatéraux (ou multilatéraux) entre partis " frères ",
comme après 1945, ou bien enfin qu’elle se comprenne en terme
d’internationalisme prolétarien, dans la période la plus tardive.
Il est donc
radicalement absurde, en théorie comme en pratique, aussi bien pour les
adversaires que pour les partisans, de marquer quelque distance que ce soit
entre l’État soviétique et le communisme international dont les partis
communistes sont les éléments constituants.
Les
aspects organisationnels
Cela n’empêche pas
que, pour des raisons d’opportunité et de tactique, l’Internationale communiste
s’attache à bien délimiter le champ d’action qui dépend en propre de la
responsabilité de l’État soviétique et celui qui relève de son appareil. Cette
délimitation n’est que formelle, technique et à usage externe; elle ne concerne
à aucun degré le fond de la politique suivie par l’un et par l’autre organisme,
tant est organique l’intégration verticale unissant Staline et la direction du
Parti communiste de l’Union soviétique (P.C.U.S.) à l’I.C. Tous les rouages de
l’État, y compris policiers ou militaires, sont en prise sur l’Internationale.
Pareillement, l’autorité de l’Internationale donne à celle-ci toute latitude
d’intervenir à l’intérieur des partis. Cette sorte de cloisonnement n’existe
d’ailleurs même pas dans certains cas historiques, par exemple la guerre d’Espagne
et le rôle qu’y a joué l’Armée rouge.
La Seconde
Guerre mondiale et la fin de l’I.C.
Enfermée depuis la
fin des années 1920 dans une ligne sans nuance, l’Internationale communiste
reste inerte face à la montée de ce qu’elle reconnaît tardivement comme son
pire ennemi, le nazisme allemand. Peu après, l’assassinat de Kirov décuple la
violence du terrorisme d’État. Ce sont des émigrés, notamment allemands,
italiens, hongrois, polonais et bulgares, sans pouvoir autonome de décision et
sans défense devant l’arbitraire, qui sont chargés – parfois avant de
disparaître eux-mêmes tragiquement – de remplacer les vieux bolcheviks que le
système s’attache maintenant à déconsidérer politiquement, à déshonorer
moralement et, bientôt, à liquider physiquement. Les grands procès des années
1930 (comme, plus tard, ceux des années 1950) constituent les moments forts
d’une pédagogie infernale qui, dans les camps prétendument de rééducation,
anéantit des millions d’hommes, faute d’avoir pu en extraire l’" homme
nouveau ".
Les choix
stratégiques restent en suspens. Jusqu’au jour où les démocraties européennes,
et en particulier la France, proposent à l’U.R.S.S. une alliance de revers
destinée à faire pièce à l’extraordinaire montée en puissance de l’Allemagne
hitlérienne. Ainsi se trouve aiguillonnée la politique soviétique, commencée
dès 1932, qui consiste à conclure une série de pactes de non-agression avec les
pays géographiquement voisins. Moscou, maintenant plus conscient du danger
allemand, attentif à l’ouverture en Europe occidentale d’une période économique
marquée par les effets différés de la crise de 1929, croit pouvoir discerner
une nouvelle chance, l’ébauche d’une autre conjoncture révolutionnaire. La
France offre une première possibilité de le vérifier. Mais c’est surtout vers
la jeune République espagnole que Staline se tourne pour expérimenter une
formule inédite.
Une stratégie de
" front populaire ", approximativement dérivée de celle de front
unique prolétarien contre le fascisme, se met en place. Son objectif n’est plus
de contraindre les directions socialistes à l’unité d’action; elle se présente
comme une sorte de ralliement à la politique nationale et démocratique dans une
perspective de lutte antifasciste. On voit l’avantage potentiel de cette
orientation dans des pays à l’équilibre instable, voire en guerre civile comme
cela devient rapidement le cas de l’Espagne. L’échec des républicains sonne le
glas de cette stratégie. Les grands procès et les purges revigorent par défaut
la tentation de relancer l’idée d’une alliance allemande, plus
traditionnellement conforme à la position de l’Empire russe et peut-être plus
féconde si elle peut influencer en son cœur le système nazi. Le pacte
germano-soviétique est lancé: signé le 23 août 1939 par Molotov et Ribbentrop,
il peut être considéré comme une esquisse de partage du monde et d’évolution
des deux idéologies l’une vers l’autre.
La guerre ayant
éclaté immédiatement après, les circonstances de son déroulement conduisent
Hitler à considérer le pacte comme caduc et à se retourner violemment contre
l’U.R.S.S. en 1941. Le choc met la patrie socialiste en extrême péril. Il faut
tout sacrifier pour obtenir et maintenir une alliance capable de sauver
l’acquis territorial, l’État soviétique. Puisque les alliés du moment, anglais
et américains, l’exigent, avec d’ailleurs une bonne dose de naïveté, la
liquidation de l’I.C. leur est accordée en gage de bonne volonté, c’est-à-dire
d’une volonté qui, si elle était sincère, signifierait de la part des
communistes soviétiques qu’ils renoncent au projet communiste et se résignent à
n’être que des patriotes russes. La décision de Staline, en 1943, de dissoudre
l’I.C. est en fait mystificatrice. Il était, en effet, impensable pour Staline
que le P.C.U.S., ciment unitaire de l’État soviétique, même après la victoire
de celui-ci dans la " Grande Guerre patriotique ", fût privé de la
dimension internationale qui en faisait tout autre chose qu’un avatar de
l’ancien Empire russe. Aussi les services de l’I.C. sont-ils camouflés et
transférés au département international du P.C.U.S.
La
mise en place du système communiste mondial
La situation
ouverte par la victoire de l’U.R.S.S. sur l’Allemagne nazie en 1945 offre au
projet communiste la possibilité de poursuivre et consolider dans sa terre d’élection
initiale la construction d’un type nouveau de société et d’État, d’étendre son
emprise bien au-delà des frontières du premier pays socialiste et de
différencier ses moyens d’intervention dans le monde grâce à sa transformation
en un système dont l’amplitude va devenir intercontinentale. Déjà passé de
l’ordre de l’appel et de l’espoir à celui des essais malheureux, le système
communiste mondial entre dans l’ordre du réel et de l’histoire.
Un
camp socialiste multiétatique
La victoire de
l’Armée rouge se traduit en effet par une augmentation fantastique du prestige
dont bénéficie le communisme soviétique. Dans son sillage, les communismes
autochtones se trouvent eux aussi portés à un degré inédit de puissance. Mais
la guerre pour la libération des pays et des peuples soumis à l’occupation
hitlérienne a nourri une vision nationaliste. Tous les partis communistes, y
compris soviétique (c’est alors que le qualificatif de soviétique retrouve une
dimension spatiale définie), sortent de la Grande Guerre patriotique avec un
infléchissement de la sensibilité et de l’idéologie. De là, partout, dans les
deux ou trois ans de l’immédiat après-guerre, l’apparition d’une sorte de
national-communisme. Le retour à la priorité des composantes communes, qui
prend la forme d’un réalignement idéologique dont le modèle soviétique
constitue le cœur, a pour instrument un nouvel organisme, le Kominform, fondé
le 27 septembre 1947, moins lourd que l’I.C. mais voué à la même tâche: assurer
le contrôle de l’orthodoxie, ce qui ne se confond pas avec l’exigence d’une
totale uniformité. Il s’en acquitte au prix d’une nouvelle expérience
paroxystique, prenant la forme d’une campagne forcenée contre Tito et visant à
inculquer définitivement l’idée de la séparation du monde en deux camps. Une
nouvelle conception globale et différenciée prend en effet sa forme théorique
en 1947: elle s’incarne dans un concept, celui de camp socialiste .
La formation d’un
camp socialiste multiétatique apporte une lumière nouvelle sur l’identification
absolue de l’U.R.S.S. et de la révolution prolétarienne mondiale, pierre
angulaire de l’expérience léniniste. Le dispositif communiste englobe
désormais, en les distinguant, un réseau de partis, au pouvoir ou pas, et un
bloc territorial de partis-États.
Il n’y a donc pas,
comme on l’affirme en comparant indûment terme à terme l’I.C. des années 1920
et 1930 et le Kominform des années 1950, d’affaiblissement de l’institution
dans laquelle s’incarne le principe internationaliste du projet communiste, il
y a mutation. L’internationalisme devient l’armature d’un camp socialiste dont
la double composante exige une double institution: au Kominform s’ajoute le
Comecon, ou Conseil d’assistance économique mutuelle, fondé le 25 janvier 1949.
Le
Kominform
Le Kominform rassemble
les partis communistes des États socialistes auxquels on a joint les puissants
P.C. de deux pays de l’Europe occidentale non socialiste, ceux de la France et
de l’Italie. Il y a là un curieux désintérêt pour les autres partis européens,
qui n’ont pas beaucoup d’étoffe et ne pèsent guère dans le cadre du système
politique national où ils opèrent individuellement, mais qui, s’ils
additionnent leurs forces et du fait qu’ils sont présents dans tous les
secteurs nationaux, offrent ensemble des possibilités d’intervention bien
supérieures à la simple agrégation de leur capacité respective. C’est un choix
qui relève de Staline, lequel préfère d’expéditives relations directes avec
chacun des mandataires et proconsuls en terre conquise ou de mission aux vastes
conférences où peuvent se nouer des relations multilatérales moins
contrôlables. Mais, comme la lutte contre le titisme – encore qu’elle ait
accéléré le processus de satellisation des partis communistes et des pays de
démocratie populaire – n’a pas remporté un plein succès, puisqu’elle n’a pas
réduit à merci Tito, non plus que la Yougoslavie, et faute de se voir attribuer
une nouvelle mission, le Kominform meurt de consomption en 1956.
Le
Comecon
Tout autre est le
sort du Comecon, homologue du Kominform dans la catégorie des États
socialistes. Le Comecon n’est, sous le voile transparent d’un projet de
coopération économique, que l’expression d’un resserrement des liens entre le
premier État socialiste, l’Union soviétique, et les sept États nouvellement
" démocratiques et populaires " d’Europe centrale et orientale
(Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie auxquels, dans les mois
qui suivent, se joignent l’Albanie et la R.D.A.). Resserrement destiné à
combattre les tentations de retour à l’Occident qu’avaient exprimées, en 1947,
à l’occasion de l’offre du plan Marshall, les hésitations tchécoslovaques;
resserrement destiné à combattre plus encore les tendances centrifuges
qu’aurait pu provoquer la dissidence dont Tito et la Yougoslavie ont été,
l’année précédente, déclarés coupables.
Le Comecon
bénéficie d’une conjoncture extérieure qui lui est favorable. En 1957, en
effet, la signature du traité de Rome a donné un témoignage de la vitalité du
Marché commun. La C.E.E. se révélant plus coriace qu’attendu, le Comecon est
alors revitalisé pour en devenir le pendant socialiste: c’est le sens de la
charte qu’il se donne à Moscou, le 14 décembre 1959. Un pendant dont les
différences par rapport à son modèle rival sont éclatantes. En effet, le
Comecon n’a pas de vocation européenne, puisque l’Union soviétique, qui n’est
que très partiellement un pays européen, en est la cheville ouvrière. Il
rassemble un ensemble de pays dont les inégalités de ressources et de
développement sont si énormes que le système est entièrement dépendant du
partenaire dominant, l’Union soviétique: en 1967, le P.N.B. de la Bulgarie est
de 2,1 millions de dollars contre 70,7 millions pour l’U.R.S.S. De surcroît,
l’intégration économique socialiste n’est pas conçue comme une intégration des
appareils de production. Le Comecon n’a rien d’un marché commun régional avec
libre circulation des marchandises à l’intérieur et tarif extérieur commun: il
vise à agir sur les structures de production, à coordonner les plans et la
production elle-même dans les divers secteurs industriels et agricoles, bref,
il se limite à une forme de division internationale du travail.
Cependant, le
Comecon n’en reste pas là et devient, dans les années 1960, l’instrument de la
dépendance de ses membres vis-à-vis de l’Union soviétique à qui revient le
pilotage du système étatique socialiste dans sa dimension économique. Mieux,
avec l’entrée de la Mongolie en 1962, puis l’adhésion de Cuba en 1972,
l’invitation faite à la Corée du Nord, à l’Angola et au Laos (1976), à
l’Éthiopie (1978) de participer aux sessions de son conseil, et l’adhésion,
plénière, du Vietnam (1978), se dessine un système international, de caractère
étatique et intercontinental; il correspond à l’aire discontinue alors
considérée comme définitivement gagnée au socialisme d’obédience soviétique.
Le
pacte de Varsovie
Très vite, cette
communauté des États socialistes, telle que l’incarne le Comecon, va se
distinguer encore plus nettement de la C.E.E., car elle se pense dès l’origine
comme un système étatique complet et se donne une défense commune,
progressivement institutionnalisée dans le cadre du traité d’amitié, de
coopération et d’assistance mutuelle (14 mai 1955) généralement désigné sous le
nom de pacte de Varsovie. Ce second pilier sur lequel va reposer la communauté
des États socialistes se présente comme la réplique qu’appelle l’adhésion de la
république fédérale d’Allemagne à l’O.T.A.N. Du fait de l’extrême disparité,
dans l’ordre militaire comme dans l’ordre économique, des ressources des pays
membres, le pacte de Varsovie ne peut par lui-même être crédité de la montée en
puissance des moyens militaires des pays est-européens: la totalité de ses
armements stratégiques, son potentiel nucléaire en entier et les deux tiers de
ses moyens conventionnels sont d’origine soviétique. Le pacte de Varsovie agit
en renfort militaire du bloc soviétique et participe à l’accroissement de sa
sécurité extérieure. La structure des unités de toutes les armées des
États-membres, leur instruction, les règlements, les procédures, les concepts
opérationnels sont uniformisés.
Une
souveraineté limitée
Le pacte de
Varsovie, en légitimant les mécanismes de contrôle dans l’ordre militaire,
entame les prérogatives des États membres qui, en principe, sont des États
indépendants et souverains sous leur face externe, c’est-à-dire au titre de
leur appartenance, comme membres à part entière, à la communauté
internationale. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que toute tentative
d’un État membre de recouvrer l’indépendance à laquelle il a droit comme État
souverain se soit traduite par une volonté de secouer les obligations et
institutions du pacte (la Chine en retire son observateur en 1962, la Roumanie
s’y marginalise dès 1964, l’Albanie le quitte en 1968).
En somme, le pacte
fournit, dans l’ordre militaire, le cadre institutionnel que le Comecon apporte
dans l’ordre économique: ce sont là les piliers de la construction évolutive
destinée à maintenir la stabilité de la partie déjà consolidée du camp
socialiste. Ainsi s’explique que la communauté des États socialistes ne soit
pas tant une communauté d’États qu’une communauté des partis communistes au
pouvoir et, de ce fait, en charge d’États. Les relations entre partis et États
membres sont d’ailleurs codifiées. Elles reposent sur un principe inédit,
baptisé cette fois internationalisme socialiste (et non plus seulement
prolétarien), principe qui se développe en une doctrine formulée par Brejnev en
personne: le passage du statut d’État à celui d’État socialiste entraîne ipso facto,
pour l’État en question, une réduction de sa souveraineté; garantie en effet
par toute la puissance des États socialistes coalisés si elle se trouve
attaquée de l’extérieur par un État non socialiste, la souveraineté étatique ne
saurait en revanche être opposée à une décision qui relève de l’intérieur de la
communauté des États socialistes. C’est pourquoi la souveraineté est dite
" limitée ".
Le
Mouvement communiste international
Parce que l’État
soviétique a des fonctions propres, mais qui sont celles d’une pièce
particulière – encore qu’essentielle – dans une mécanique d’ensemble, toute
réflexion sur la politique étrangère soviétique ne peut qu’être une réflexion
sur la politique étrangère d’un système qui s’est donné à lui-même le nom de
mouvement communiste international: " mouvement ", pour souligner
qu’il est évolutif; " communiste ", puisqu’il ne se veut que le
produit historique concret d’un projet initial entièrement constitué en théorie
(théorie à laquelle on a accolé épisodiquement les qualificatifs de
maximaliste, bolchevique, léniniste et, dans son état le plus universel,
abstrait et intemporel possible, celui de communiste); " international
", pour caractériser l’échelle à laquelle le mouvement aspire à se situer.
Le plus sommaire
inventaire des pièces dont est composé ce système logique conduit à regrouper
celles-ci en trois compartiments ou sous-systèmes.
Le premier d’entre
eux est formé par les partis communistes . Implantés à l’échelle de chaque État
(réel ou virtuel, en fonction des critères de la politique communiste dans la
" question nationale ", par exemple le P.C. réunionnais), ces partis,
sous des noms d’ailleurs variés (partis ouvriers, partis du travail...),
présentent, sur un fond commun et stable, des traits qui les particularisent.
Ils sont anciens ou récents, ils ont ou non atteint un certain degré de
consistance interne et d’audience externe, ils sont ou non composés d’ouvriers
industriels, ils sont légaux ou clandestins. Mais le sous-système des partis
trouve en tout cas son principe de cohérence et le mode de régulation des
rapports mutuels entre ses membres dans un concept fondamental:
l’internationalisme prolétarien auquel, à partir de 1976, on préfère, sans
qu’il soit certain que la substitution soit définitivement acquise, la formule
équivalente de solidarité internationaliste.
La communauté des
États socialistes constitue le deuxième sous-système. Ses membres, créés sur le
modèle de l’État soviétique, ne sont des États que dans leur relation au monde
extérieur non socialiste. Sous leur face interne, ils ne sont qu’un mode
d’intervention parmi d’autres (bien que particulièrement important) d’un
pouvoir dont la légitimité est détenue par un parti du type des partis
communistes qui constituent le premier sous-système – d’où le terme de
parti-État. La communauté des États socialistes elle-même, d’ailleurs sans
cesse remaniée par l’entrée à des titres et à des degrés divers de nouveaux
membres, est, comme on l’a vu, structurée par les deux institutions
spécialisées que sont le pacte de Varsovie, dans l’ordre militaire, et le
Comecon, dans l’ordre économique. Le fondement doctrinal en est garanti par le
concept d’internationalisme socialiste.
Le troisième
sous-système est celui des alliances , réparties en trois catégories pour viser
les segments de la société mondiale qui offrent une nécessité ou une
possibilité d’emprise élargie:
– L’alliance avec
la classe ouvrière. Cette dernière est encore définie d’un point de vue
trade-unioniste, c’est-à-dire dans l’état où elle est avant d’avoir atteint son
niveau de maturité le plus élevé – celui où elle se transforme en prolétariat
révolutionnaire ou en classe ouvrière mondiale. La forme institutionnalisée de
ce degré trade-unioniste de la classe ouvrière est le syndicat. À l’échelle internationale,
la Fédération syndicale mondiale est la branche du syndicalisme dont la
fonction spécifique consiste précisément à accélérer le passage de la classe
ouvrière d’un degré à l’autre. Mais rien n’interdit que d’autres vecteurs
syndicaux puissent être concurremment ou séparément utilisés: grands
secrétariats professionnels ou autres confédérations de niveau intermédiaire,
comme la Confédération européenne des syndicats.
– L’alliance pour
la paix. Le mouvement communiste international est seul capable de défendre la
paix puis de durablement l’instaurer, du fait que le marxisme-léninisme est
crédité d’une connaissance vérifiée de l’" essence " de la guerre. En
pratique, cette deuxième catégorie d’alliance vise à faire admettre par des "
partisans de la paix " les éventuels points communs entre socialisme et
pacifisme. La structure institutionnalisée en est fournie par le Mouvement de
la paix et son conseil mondial.
– L’alliance avec
les mouvements de libération nationale et coloniale. La primauté de cette
catégorie d’alliance s’est progressivement dégagée et affirmée: elle se trouve
institutionnalisée dans le Mouvement des pays non alignés où la composante
communiste s’efforce, en même temps que d’imposer sa direction et son contrôle,
de faire triompher l’idée d’une convergence naturelle entre socialisme et
tiers-mondisme.
Chacun des trois
sous-systèmes fonctionne avec des règles et des structures appropriées. Chacun
a ses modes d’action, ses modes d’institutionnalisation, son rythme de
croissance, sa marge de manœuvre et sa plasticité. Rien dans tout cela qui soit
pur nominalisme. C’est, par exemple, en février 1976, au cours du XXVe congrès
du P.C.U.S., que Brejnev admet de n’appliquer à la Chine que la logique de la
coexistence pacifique, laquelle concerne les rapports entre États à systèmes
sociaux différents: il renonce ainsi à inclure la Chine dans cette catégorie
des États socialistes à laquelle s’applique, dans le cadre de la théorie
générale dite de la " défense du socialisme " et sur la base du principe
de l’internationalisme socialiste, la logique de la souveraineté limitée.
La
déstalinisation et la crise organique du communisme
L’année 1956,
marquée par le XXe congrès du P.C.U.S., au cours duquel Khrouchtchev prononce
son fameux " rapport secret ", clôt brutalement la période de trente
années qui a vu le modèle soviétique, après s’être fixé et figé dans sa version
stalinienne, tenter de reprendre l’exclusivité du label léniniste. On comprend
le calcul: s’assurer d’un seul mouvement la loyauté des cadres du parti en
proclamant la fin de l’arbitraire dont ils sont, pour l’heure, les
bénéficiaires mais, à terme, les victimes désignées. Cependant, l’énorme
distance entre l’objet du calcul, c’est-à-dire l’appropriation du pouvoir, et
ses répercussions infinies révèle, chez le successeur du tyran, beaucoup plus
qu’un choix rationnel, sans doute une insurrection de la vérité,
l’irrépressible tentation de se laver d’un coup du péché et de la honte. Depuis
lors, certes marquée de rémissions – mais riche aussi en rebondissements et en
accélérations comme l’est, en août 1968, la condamnation presque unanime et
immédiate que prononcent les P.C. d’Europe occidentale à l’encontre de
l’intervention militaire soviétique en Tchécoslovaquie –, la crise
ininterrompue du système produit ses effets à l’intérieur de la communauté des
États socialistes et jusque en Italie et en France: de Togliatti à Berlinguer,
de Thorez à Marchais, ces effets sont pareillement décelables.
L’eurocommunisme
et la fin des espoirs de renouveau
Sur ce fond de
crise, deux ensembles de données interviennent alors. Le premier se traduit par
une double modification affectant considérablement l’image de l’U.R.S.S. Tandis
que la société soviétique cesse d’apparaître comme une " société meilleure
", c’est-à-dire plus juste et plus heureuse, l’État soviétique s’impose en
revanche comme le détenteur redoutable d’un fantastique arsenal militaire. Le
vieux rêve d’une révolution mondiale chargée d’instaurer un gouvernement
socialiste planétaire et la paix universelle s’estompe désormais au profit
d’une arrogante volonté d’expansion. L’intelligentsia contestataire soviétique,
dans la diversité des personnes, des valeurs et des projets que symbolisent les
noms de Soljenitsyne et de Sakharov, et la Chine, dans son obstination à
dénoncer comme prioritaire la menace soviétique, apparaissent comme les deux
principales responsables de cette évolution.
Le second ensemble
de données est constitué par les résultats contrastés tirés de la manière
sectorielle, discontinue et dispersée dont l’Union soviétique et le mouvement
communiste mondial croient devoir exploiter la crise générale de l’Europe
occidentale au début des années 1970 et la crise politique des États-Unis du
Watergate. Dans une conjoncture globalement et doublement propice: les guerres
du Vietnam et d’Angola montrent le rôle décisif joué par la puissance militaire
pour élargir le camp des États socialistes. Au contraire, le Chili, le Portugal
et le Proche-Orient témoignent de l’inadéquation politique des partis
communistes nationaux intéressés. De quoi encourager le glissement progressif
des dirigeants communistes italiens, français et espagnols vers la recherche
d’idées nouvelles; celles-ci cristallisent sous le vocable d’"
eurocommunisme ", un néologisme dû à la plume d’un journaliste italien non
communiste.
Les tactiques de
ces P.C., leurs voies propres appartiennent à deux époques différentes de
l’histoire du mouvement communiste mondial. L’Union de la gauche et l’Union du
peuple de France, conçues comme voie française vers le socialisme,
appartiennent à l’époque, ouverte au milieu des années 1930, des alliances de
type front uni, front populaire, front national. Le compromis historique, conçu
comme voie italienne, se rattache à une époque beaucoup plus récente: celle qui
s’est ouverte dans les années 1960. Le retard du P.C.F. à entrer avec autant de
détermination que le P.C.I. dans le processus de déstalinisation lui a fait
manquer cette innovation. Or, de l’une à l’autre formule, les différences sont
considérables. La différence majeure, c’est, dans l’une, la nécessité que soit
ménagée, dans le champ politique national, la survie d’un parti socialiste avec
qui faire programme commun (au risque que le partenaire vienne à en prendre
trop à son aise, comme il en advint dans les années suivant l’élection de
François Mitterrand) et, dans l’autre formule, l’inutilité relative d’une telle
précaution.
On comprend donc
pourquoi n’a pu se réaliser l’impossible cristallisation d’une stratégie
régionale. À partir du moment où l’emprise du système communiste mondial sur
chaque P.C. national s’affaiblissait, c’était non pas l’emprise d’un quelconque
système régional qui se substituait à elle mais bel et bien celle du système
politique national dans lequel chaque parti s’inscrivait. Sans plus d’objectifs
communs, les trois partis européens prenaient acte de la mort naturelle de leur
projet. Les années 1980 furent celles d’un déclin constant des grands P.C.
européens et de la disparition systématique de tous les petits. Les années 1990
virent, après l’effondrement du Mur de Berlin, la désintégration instantanée de
tous les pays du glacis, avant que l’échec du coup d’État destiné à mettre fin
à la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev ne sonne le glas du communisme
soviétique.
Autopsie
du phénomène
À l’exception
notable d’un cas chinois énigmatique, le communisme d’obédience marxiste dans
sa version léniniste n’existe plus qu’en quelques régions très secondaires du
monde. Le fait qu’il ait été perçu pendant plus de soixante-dix ans comme un
phénomène d’origine russe restreint singulièrement son prestige et ses
débouchés depuis la disparition de l’U.R.S.S. Par ailleurs, le maoïsme a
seulement suscité un temps, en Europe, l’adhésion de jeunes étudiants et
d’intellectuels qui y cherchaient un remake de 1917. Il n’a trouvé en Asie que
des points d’application mineurs. Convient-il de penser que la Chine, désormais
seule en ligne, prenne la direction d’un nouveau projet communiste à l’échelle
mondiale? C’est peu probable, compte tenu des spécificités traditionnelles du
maoïsme, et d’autant plus que le système chinois manifeste, en même temps que
la volonté de persister dans son être politique, le souhait affirmé de
réintroduire progressivement l’économie de marché accompagnée d’un grand nombre
des valeurs qui lui sont afférentes.
Dès lors se pose
une autre question. Comment une expérience aussi longue dans le temps, aussi
étendue dans l’espace, passée du rêve à une réalité contestable et contestée mais
consistante, s’est-elle subitement effondrée, entraînant avec elle le bloc de
certitudes dont elle s’était nourrie? C’est que le communisme s’était incarné
dans un corps dont les différents aspects avaient une inégale importance.
Le communisme ne
fut pas qu’une conjuration, même s’il se construisit par coups de force et s’il
eut recours au secret de manière beaucoup plus constante que ne le croient les
esprits les plus prévenus. Il ne distingua le légal du clandestin que pour des
raisons techniques et ses modalités d’action différèrent seulement d’un champ à
l’autre afin d’en exploiter les avantages respectifs, successivement ou
simultanément mais de manière complémentaire. Enfin, s’il ne fonctionnait pas
comme une conspiration d’ensemble, il ne s’interdisait pas, quand la nature du
terrain s’y prêtait, d’échafauder des complots. C’est la raison pour laquelle
il n’a cessé de dénoncer la politique des démocraties occidentales et ses
péripéties comme relevant de la catégorie des complots. La réalité communiste
se déchiffre souvent dans le miroir que les communistes offrirent d’eux-mêmes
par l’idée qu’ils se faisaient de l’Occident. Telle que l’animait le système
communiste mondial, l’entreprise révolutionnaire n’en restait pas moins
définie, et son projet explicite.
Le communisme ne
fut pas qu’une idéologie. Certes, le faisceau de représentations et
d’injonctions supportées par une terminologie de sens constant était
indispensable au fonctionnement du système, mais son degré d’emprise pouvait
être très inégal. Total aux échelons décisifs des centres de pouvoir qu’étaient
les appareils dirigeants des partis, il était quasi nul dans les couches les
plus fondamentales des sociétés socialistes à partir du moment où celles-ci
furent globalement refoulées et décomposées, leurs membres isolés en monades
erratiques. C’est pourquoi les observations et spéculations qui se fondaient
sur la persistante ou la nouvelle " incroyance " des populations
soumises au " catéchisme socialiste " n’avaient d’intérêt que dans la
mesure où elles permettaient de préciser le lieu circonscrit où se déployait et
d’où rayonnait l’idéologie.
Le communisme ne
fut pas non plus qu’un empire, sauf si l’on use du terme de manière
métaphorique et dégradée: il y a, dans le concept d’empire, une dimension
nécessairement unitaire ou unifiée, étatique et territoriale qui ne se
retrouvait que dans les institutions de la communauté des États socialistes –
institutions et communauté dont nous avons vu qu’elles n’étaient qu’un
compartiment parmi d’autres du système communiste. L’impérialisme n’était, dans
la pensée léniniste, que le capitalisme à son " stade suprême ": une
catégorie historique et non plus, comme pour Marx, une forme d’organisation
étatique et un régime politique. En revanche, dans son état inversé et renversé
d’anti-impérialisme, la stratégie du système entier dérivait du principe
unitaire.
Le communisme ne
fut pas, enfin, qu’un pragmatisme. Certes, le contingent, le circonstanciel,
bref la conjoncture fut un paramètre lourd du processus de décision dans le
monde communiste, relevant non du pouvoir mais du savoir. " L’analyse
concrète d’une situation concrète ", selon la formule de Lénine, visait à
connaître ou plutôt à reconnaître l’événement dont l’appartenance à une
catégorie déjà cataloguée d’événements similaires pouvait donner matière à une
intervention qui, elle aussi, appartenait à une catégorie déjà cataloguée
d’interventions semblables. On ne fait pas la révolution, elle se fait; ce qui
signifie que la rupture révolutionnaire ne saurait être décrite comme le
produit d’un acte de volonté. Mais l’issue finale qu’ouvre la conjoncture
révolutionnaire dépend de la capacité des communistes organisés à glisser de la
périphérie au centre et à l’emporter sur tous les autres candidats à l’édification
d’un pouvoir nouveau. Il y avait donc un niveau d’action " au coup par
coup ", mais sans que ce niveau fût lui-même arbitraire et flottant.
S’il n’était pas
qu’une conjuration, qu’une idéologie, qu’un empire ou qu’un pragmatisme, que
fut le communisme, quand il passa du virtuel au réel? Il fut une logique, celle
d’une stratégie de la conquête révolutionnaire et de l’établissement d’un
pouvoir dont la vitalité et l’équilibre exigeaient qu’il fût en expansion. Du
projet jusqu’à sa concrétisation, le processus s’est accéléré au fil du temps.
Dans une formidable
intuition doctrinale, les Lumières avaient amorcé, au XVIIIe siècle, un
changement de paradigme dans la conception que la société se faisait
d’elle-même, en suggérant que l’émancipation des individus devenait la mesure
de la modernité, autrement dit que le contrat social devrait être un contrat
passé entre individus libres et égaux en droit. Les théoriciens de la société
industrielle opérèrent, au XIXe siècle, un déplacement d’accent bien qu’ils se situassent
eux aussi dans la même perspective d’émancipation: l’émancipation des individus
était condamnée à demeurer une profession de foi abstraite ou à n’être qu’une
demi-libération si elle n’était pas complétée et achevée par une émancipation
collective capable de préserver la dimension individuelle qui relève de
l’appartenance à un groupe. Pour Marx, l’individu ne pouvait accéder à la
jouissance de ses droits pléniers d’homme et de citoyen, et l’humanité se
trouver de ce fait libérée, qu’autant que l’émancipation de la classe ouvrière
comme classe, comme classe messie, serait au préalable entrée dans sa phase de
réalisation. Un schéma dont Lénine s’est emparé pour le rendre opératoire.
L’émancipation de la classe ouvrière comme condition préalable et fondement de
l’émancipation de l’humanité, à la fois dans sa globalité et dans son
incarnation au niveau des personnes, exige que soit forgé l’indispensable
instrument adapté à cette fin, celui que Lénine appelle le " parti de la
classe ouvrière ", le parti communiste.
Il n’était pas
écrit que l’État nouveau, installé sur les décombres de l’ancien, ne
deviendrait rapidement qu’une autre face du parti, que le parti s’emploierait à
ne tolérer aucune mise à distance de cet État nouveau par rapport à lui-même,
au point d’absorber en lui l’État pour n’en laisser, à titre de déchet neutre,
qu’un sous-produit nécessaire, l’administration que l’on appelle "
bureaucratie ". Ce parti-État se retournait alors contre les masses,
contre la société civile, et se mettait à fonctionner systématiquement comme un
instrument servant au refoulement de celles-ci. Parmi toutes les tâches du
parti-État, la plus importante était de produire ce qu’il avait par nature
fonction de produire, de la puissance en expansion. La politique étrangère,
accompagnée de son fondement matériel – la puissance militaire –, y occupait
donc le rôle central, régissant les fins du système. Le système socialiste ne
fonctionnait pas pour rien, à vide. Il trouvait son équilibre interne dans le
fait qu’il était implacablement tendu vers la conquête, vers l’au-delà de lui
même, et par le moyen le plus classique, celui de la force.
Dans sa dernière
ère d’existence, c’est-à-dire à partir de la période brejnévienne, quatre
grands développements furent ainsi mis en œuvre:
– quant aux
objectifs, la construction d’une gigantesque puissance de feu, conventionnelle
et non conventionnelle, rendue possible par le transfert et la concentration
des ressources du civil au militaire, la modicité du niveau de vie civile et la
capacité politique d’obtenir des institutions chargées de le contrôler et de le
maintenir;
– quant aux moyens,
un mécanisme de pompage des ressources de l’Ouest fondé sur l’exploitation
rationnelle des " contradictions du capitalisme ";
– quant au niveau
de l’utilisation des moyens, une répartition des compétences du travail entre
l’État soviétique et les diverses composantes du mouvement communiste
international, en particulier pour ce qui concerne les spécialisations
(renseignement, logistique, formation de corps expéditionnaires) qui concourent
à l’art de la conquête;
– quant aux
résultats, enfin, de solides débuts d’expansion du monde socialiste en Asie et
en Afrique: la crise économique de l’Occident et la crise politique américaine
fournirent des occasions qui furent exploitées avec une rare détermination afin
d’opérer les percées nécessaires, ces dernières fussent-elles acquises, comme
en Éthiopie, au prix de gigantesques massacres.
La fantastique
course technologique à laquelle les États-Unis de Reagan contraignirent le
complexe militaro-industriel soviétique à partir du début des années 1980,
combinée avec une série de revers régionaux dont le plus cruel fut la débâcle
militaire et politique en Afghanistan, aux portes mêmes de l’empire, scella en
une décennie le sort du communisme soviétique. Cette brusque et en même temps
durable perte de puissance conduisit à son terme un système qui s’était donné
pour religion de ne pas changer, de ne jamais se transformer pour ne pas
risquer de perdre temps et énergie dans les dérapages qu’implique toute
transformation. Cette attitude visant à refuser de tenir le changement pour une
valeur n’était pas, dans sa logique, une tare; le système y décelait l’une des
origines de sa supériorité vis-à-vis du système occidental de démocratie
libérale, condamné au changement et à la transformation permanente.
L’imagination, l’invention, le nouveau, le jamais vu ne le concernaient pas.
Le communisme
repose désormais sur la table d’autopsie. Les savants de demain pourront en
disséquer les organes et mieux cerner le pourquoi et le comment de cet
immobilisme, trait ultime d’un projet qui s’était d’abord voulu la jeunesse du
monde.