Philosophie
Nul ne se demande
"pourquoi des mathématiciens?", dès lors que les mathématiques sont
reconnues comme science. Mais "pourquoi des philosophes?" ne revient
pas à la question beaucoup plus classique "pourquoi la philosophie?"
à laquelle il est habituellement répondu par quelques variations sur un thème
aristotélicien: argumenter contre une philosophie est encore philosopher. La
justification est banale et sans doute imprudente: si les problèmes dont traite
la philosophie concernent tout homme et non seulement les philosophes, pourquoi
ceux-ci prétendraient-ils, mieux que quiconque, s’en faire une spécialité? On
conçoit mal une physique sans physiciens, seuls capables de conduire
l’expérimentation; mais il semble que le philosophe ne peut se réserver des
questions qui, de son propre aveu, habitent tout un chacun. Pourquoi donc des
philosophes si le romancier, le poète, le dramaturge sont d’autant plus aptes à
philosopher qu’ils restent au plus près de la condition humaine commune et se
gardent du jargon scolastique? Des livres qui se donnent comme philosophiques,
publiés par des savants reconnus tels que Carrel (L’Homme cet inconnu ) ou
Monod (Hasard et nécessité ), ont obtenu, au nom de la compétence scientifique,
une audience que n’auront jamais des ouvrages écrits par des philosophes. Une
philosophie sans philosophes, diluée dans les sciences et la littérature, est
manifestement une tentation de notre modernité.
Cependant,
l’enseignement de philosophie garde des positions encore solides dans divers
pays et plus particulièrement en France; les publications restent abondantes même
si, à l’étal du libraire, leur place relative diminue devant les sagesses
lointaines, d’autant plus séduisantes qu’elles se dispensent de toute
rationalité critique. Cette production philosophique est caractérisée par une
extraordinaire diversité: les divisions traditionnelles qui subsistent encore
(métaphysique, philosophie des sciences, philosophie politique et morale,
philosophie du droit, de l’art, etc.) sont recoupées par la multiplicité des
langages et des méthodes. C’est surtout dans les recherches en histoire de la
philosophie, par l’interprétation des œuvres qui ont constitué sa tradition,
que la philosophie accède le mieux à la compréhension d’elle-même.
Si le plus grand
risque que court la philosophie dans la modernité est une irrémédiable dissémination,
alors la tâche la plus urgente est qu’elle retrouve le sens de son
interrogation, qu’elle se rassemble et se recueille autour de son objet propre,
qu’elle réaffirme, parmi la dispersion culturelle, la continuité du logos
fondateur.
1.
Philosophes et philosophie
La
question philosophique de la philosophie
Question
et problème
"En
philosophie, les questions sont plus essentielles que les réponses, et chaque
réponse devient une nouvelle question." Cette formule de Karl Jaspers,
isolée de son contexte, a été trop souvent reprise, élargie au style aporétique
de l’interrogation socratique ou d’un simple scepticisme ("Que
sais-je?"). Piètre échappatoire à l’objection de la multiplicité des
systèmes! Ce n’est d’ailleurs pas que la question philosophique soit sans
réponse, mais au contraire qu’elle apporte une multiplicité de réponses. Elle
se distingue alors nettement du problème théorique ou technique, appartenant à
un domaine scientifique déterminé et qui, s’il est correctement posé, a ou aura
une solution. Même l’indécidabilité d’un problème logico-mathématique est une
solution qui se démontre: elle ne peut caractériser la question philosophique.
Faut-il donc espérer la transformer en un problème susceptible d’une solution,
par l’adjonction de données qui la déterminent suffisamment? C’est ainsi,
semble-t-il, que la question métaphysique du vide, devenue scientifique, a été
résolue par des expériences célèbres. Voilà qui ne paraîtra satisfaisant qu’à
ceux qui, à l’instar des positivistes, réduisent la question philosophique à
une pensée préscientifique. Mais il suffit de lire Kant ou Bergson pour se
convaincre que la question philosophique du vide n’a pas été scientifiquement
abolie. Et une question portant sur la liberté humaine ou sur l’existence de Dieu,
comment pourrait-elle être "saturée", sinon en reportant le
questionnement sur les données mêmes qui doivent la déterminer? Les questions
de la tradition métaphysique ne peuvent être récusées comme de "faux
problèmes" sans qu’il soit d’abord répondu, explicitement ou non, à la
question, toujours présupposée, "qu’est-ce que la philosophie ?".
Réflexion
La définition de la
philosophie, habituellement, est d’abord étymologique ou historique. Mais rien
n’assure que la tradition qui attribue la création du mot à Pythagore soit
fondée: le mot lui-même n’est attesté que dans les œuvres de Platon. Il y a peu
à tirer d’une formule comme amour (ou recherche) de la sagesse, tant que
l’acception de ce dernier terme n’est pas déterminée. Or sophia , en grec,
semble avoir désigné d’abord un savoir-faire, une habileté, une réussite. La
sagesse ne s’expose pas forcément dans une argumentation rationnelle, mais
souvent dans des paraboles ou des proverbes. La liste des Sept Sages de la
Grèce, qui comprend un tyran célèbre pour sa cruauté, n’est guère édifiante!
C’est justement à la philosophie de prendre en compte la diversité des sagesses
selon les temps, les pays ou les circonstances: l’idée de sagesse dépend de
celle de philosophie et non l’inverse.
Il en est de même
de l’histoire de la philosophie. En elle-même, elle ne pourrait que nous donner
une leçon de scepticisme. En philosophie comme en d’autres domaines, l’histoire
donne des exemples de tout et justifie tout. Elle ne prend sens qu’en
présupposant une idée de la philosophie qui ne peut donc être déduite, mais est
déjà présente avant tout préalable, historique ou pédagogique. Seule la
philosophie permet de distinguer ce qui est philosophique et ce qui ne l’est
pas.
Le cercle
n’embarrassera que le non-philosophe, car il caractérise justement la
philosophie comme retour de la pensée sur soi. Comme le remarque Heidegger, la
question "qu’est-ce que la philosophie?" est elle-même une question
philosophique, alors qu’à la question "que sont les mathématiques?"
il ne peut être répondu que par un théorème. Il en est de même dans chaque
domaine scientifique: une expérience chimique est un exemple du travail du
chimiste, mais elle ne répond nullement à la question "qu’est-ce que la
chimie?" Aucune définition non philosophique de la philosophie n’est
possible; et le sociologue ou l’historien seulement historien, qui
prétendraient la saisir de l’extérieur sans référence au retour sur soi de la
pensée, la confondraient inévitablement avec l’idéologie ou la sophistique. Ce
caractère réflexif permet de distinguer une thèse philosophique d’une
généralité scientifique avec laquelle elle est souvent confondue.
L’extrapolation d’un résultat scientifique, sa généralisation au-delà de ce qui
est vérifiable, revient à construire une hypothèse plus ou moins plausible mais
n’en fait pas pour cela une thèse philosophique. C’est ainsi que la théorie
biologique de l’évolution a servi à conforter aussi bien un matérialisme athée
qu’une théologie, et c’est une argumentation philosophique qui décidera des
prolongements d’une théorie scientifique dont le nom même a été emprunté par
Darwin à Spencer. Contrairement à ce que croient beaucoup de vulgarisateurs,
une proposition telle que "Tout est explicable par la théorie
atomique" n’est ni scientifique (est-elle vérifiable?) ni philosophique
(peut-elle rendre compte d’elle-même?). Elle n’est qu’une simple opinion, du
moins tant qu’un philosophe (qui serait dans ce cas un matérialiste) n’aura pas
entrepris de montrer que la théorie atomique est capable de fonder la vérité de
sa propre énonciation. Les sciences avancent, indifférentes aux principes qui
ont assuré leur progrès. Mais la fameuse injonction du dieu delphique,
"Connais-toi toi-même", est la maxime même de la philosophie, bien
avant d’être la recommandation du moraliste ou du psychologue.
Rationalité
critique
C’est de ce
caractère réflexif que dépend l’interprétation d’une rationalité critique que
la recherche philosophique paraît avoir en commun avec la recherche
scientifique depuis l’origine jusqu’aux plus récents développements. N’est-ce
pas de la découverte grecque de la raison que sont issues d’abord la
philosophie, puis les diverses sciences qui se sont détachées d’elle? Le doute
scientifique n’est-il pas l’héritier du doute philosophique, comme le disait
Claude Bernard, mais avec la fécondité en plus? Dernières à avoir acquis leur
indépendance et leur positivité, les sciences humaines semblent avoir repris à
la philosophie tout ce qui pouvait lui rester de prétentions scientifiques
après l’essor des sciences de la nature.
Mais la rationalité
critique qui s’exerce selon les méthodes propres à une science ne peut dépasser
son domaine sans s’inverser en un dogmatisme inconscient de lui-même. C’est
ainsi que se sont développés des "biologismes", des "sociologismes",
des "psychologismes" qui croyaient pouvoir substituer à la question
de la vérité les problèmes de l’adaptation au milieu, ceux des formes sociales
du savoir ou de la psychologie de la connaissance. Ils se réclament d’une rigueur
méthodologique qui fait toute leur rationalité critique, mais qui reste
toujours subordonnée à la seule objectivité. Leur positivité même, attentive
aux seuls faits, les rend oublieuses des conditions de la connaissance, de
"l’énigme de la subjectivité", selon l’expression de Husserl, sans
cesse à l’œuvre dans la recherche scientifique.
Le rapport de la
philosophie à l’esprit critique en général est donc beaucoup moins simple qu’il
n’est souvent dit. L’expression même a souvent une acception négative, sinon
destructrice, et il n’est pas sûr que cette connotation polémique ne se
maintienne pas peu ou prou jusque dans l’esprit scientifique lui-même. Sans
doute la critique littéraire ou artistique peut-elle être laudative, mais
encore, dans ce cas, implique-t-elle l’affrontement indéfini des opinions.
Toute autre est une rationalité critique qui est un retour obstiné aux
principes, quête d’un sol natal aussi distincte d’un nomadisme sceptique que
d’une errance dans l’irrationnel. C’est elle qui fait l’unité de la tradition
philosophique majeure depuis la dialectique platonicienne jusqu’au doute
métaphysique cartésien, à l’idéalisme transcendantal kantien et encore de nos
jours à la phénoménologie ou à la philosophie analytique. La critique retrouve
alors son sens étymologique de discernement, dans son effort pour dégager un
fondement ultime. La critique de la raison n’est pas une méthode extérieure à
la philosophie qui la met en œuvre: elle n’est autre que la raison prenant
conscience d’elle-même et de ses pouvoirs.
La philosophie
n’est donc pas soumise à une rationalité dont les principes et les conditions
lui échapperaient. Elle n’est pas l’application d’un rationalisme constitué en
dehors d’elle sur un modèle technico-scientifique. Où et par qui a-t-il été
décidé ce qu’il en est de la raison? La question relève de la philosophie, et
elle seule peut y répondre. La naissance de la philosophie est le surgissement
même du logos grec. Qu’à ce logos ait été substituée au cours des siècles une
raison essentiellement calculante et vouée à la domination technique du monde,
il appartient à la réflexion philosophique de le comprendre, et d’y exercer son
discernement. Il en est de même de l’exténuation de la raison dans le seul
formalisme logique. Quand sont perdus de vue ce que Kant appelait les intérêts
de la raison, il ne reste plus que l’intrication étroite d’un
"rationalisme" et d’un "irrationalisme" qui s’appellent
l’un l’autre. La critique philosophique ne peut se laisser enfermer dans une
telle alternative qui lui est imposée de l’extérieur, et qui la réduit à la
seule cohérence d’un discours sans objet propre.
L’objet de la
philosophie
Métaphysique
et philosophie générale
Toute discipline,
toute science qui se développe rationnellement, se réserve un objet, même
sommairement défini en un premier temps, mais que la recherche sera amenée à
préciser ou à rectifier. C’est ainsi qu’à la physique ont été assignées la
matière et l’énergie, à l’histoire le passé humain. Or, dès que le terme de
philosophie apparaît, dans les dialogues de Platon, la dialectique
philosophique a un domaine propre, figuré dans les célèbres allégories de la
ligne et de la caverne. Remontant d’idée en idée jusqu’à l’idée absolue
(anhypothétique), elle est nettement distinguée des sciences déductives
appuyées sur diverses données (hypothèses). Ainsi naît la métaphysique, bien
avant que le mot n’apparaisse, puisque, absent des œuvres d’Aristote (même de
celles qui portent maintenant ce titre), il se pourrait qu’il n’ait été d’abord
qu’une simple étiquette dans le classement du Corpus aristotélicien. Or, en des
chapitres difficiles et qui n’ont pas cessé d’être discutés, Aristote avait
établi, distincte de la physique qui porte sur un certain genre d’être, une
"philosophie première" portant sur l’être en tant qu’être. Le
philosophe proprement dit ne peut plus être confondu avec les premiers penseurs
de la nature (phusis ) ou physiologues tels que Thalès. Qu’elle soit ou non
considérée comme aporétique, la question "Qu’est-ce que l’être?"
appartient en propre au philosophe. Or il est caractéristique qu’Aristote ait
éprouvé le besoin de légitimer assez longuement la science de l’être, alors
qu’une telle préoccupation n’apparaît pas quand il s’agit des sciences
particulières. D’ailleurs, dès l’Antiquité, et, ce qui est très remarquable,
dans la tradition aristotélicienne elle-même, s’est imposée une tripartition de
la philosophie en éthique, physique et logique (ou dialectique) qui ne laisse
pas de place à la philosophie première. La métaphysique apparaît donc ainsi
très tôt comme une science contestée dans son existence même, divisée en une
ontologie , science de l’être en tant qu’être, ou métaphysique générale, et une
théologie , science de l’être suprême, divin, transcendant, ou métaphysique
spéciale.
Mais quel objet
va-t-il être laissé à la philosophie par la positivité triomphante des sciences
et des techniques? Les sciences de la nature n’entendent plus rien savoir d’une
physique philosophique; les sciences humaines et d’abord la sociologie se font
fort de tenir toutes les promesses de l’éthique. Quant à la théologie, elle
dépend désormais d’une révélation extérieure au discours philosophique. Déchue
de toute pérennité, la métaphysique n’est plus qu’un moment négatif,
transitoire, de l’histoire des idées, préparant l’avènement du positivisme
comme conception définitive du monde. Quant à la dialectique ou
"logique", en dehors de l’ontologie hégélienne, elle ne manifeste
plus que l’absence d’objet propre d’une philosophie qui désormais ne se nourrit
que de ce qui n’est pas elle et devient une réflexion seconde, en vue d’une
improbable systématisation des connaissances qu’elle ne peut plus élaborer.
Rien n’est plus caractéristique à cet égard que l’expression de
"philosophie générale", souvent maintenue jusqu’à nos jours au-delà
du positivisme, comme substitut d’une métaphysique que l’on n’ose plus
affirmer. Devenu le "spécialiste des généralités" théoriques ou
historiques, combinant divers résultats scientifiques et éléments doctrinaux
classiques, le philosophe avoue finalement une double impuissance: celle de se
définir un domaine et celle de se passer des problématiques traditionnelles. La
question de l’objet de la philosophie revient à se demander quelle philosophie
peut se fonder sur le déni de la métaphysique.
Réduction anthropologique
La réduction
anthropomorphique apparaît avec Protagoras, le plus subtil des sophistes et le
plus redoutable adversaire de la théorie platonicienne des idées. Indéfiniment
reprise, hors même d’un contexte historique, la formule fameuse "L’homme
est la mesure de toutes choses" resurgit au principe de tous les
relativismes. L’opinion commune au milieu du XXe siècle, même dans les milieux
intellectuels, fait spontanément des "problèmes humains" l’objet
privilégié, sinon unique, de la philosophie. Mais dans la perception courante,
confortée par les médias, le psychologue ou le sociologue, armés de leurs
théories, de leurs statistiques, de leurs techniques d’application, semblent en
voie de tenir toutes les promesses de la philosophie, et l’on attend du
philosophe qu’il s’en fasse le serviteur complaisant, le vulgarisateur ou le
commentateur. Tout serait simple si une psychologie, une sociologie, pouvait se
présenter comme seule capable de résoudre les problèmes humains. Mais il fait
bien constater que la multiplicité des doctrines dans les sciences humaines est
au moins aussi grande que celle des métaphysiques, et qu’elle la reproduit
d’ailleurs souvent. En outre, chacune de ces disciplines a un objet déterminé
qui n’est jamais l’homme en tant que tel, mais le comportement individuel, le
groupe social, la langue comme système de signes, etc. C’est justement pour
autant qu’elles se veulent scientifiques qu’elles laissent échapper hors de
leurs prises l’idée d’homme, idée métaphysique au même titre que celle de
vérité, de liberté ou de cause première.
Il faut s’y
résigner: aucune science moderne, même dite humaine, ne peut prétendre fonder
un humanisme. On sait que ce terme, assez récent puisqu’il n’entre au
supplément du Littré qu’en 1880, est devenu l’un des maîtres mots de notre
temps. Il eut d’abord une acception historique, désignant un mouvement de
pensée de la Renaissance qui entendait renouer avec la pensée antique par
l’étude des auteurs grecs et latins dont l’étude (sous le nom d’humanités) fut
souvent considérée comme indispensable à un esprit cultivé. L’usage du mot fut
étendu quand il fut admis que d’autres études pouvaient jouer le même rôle, et
l’on parla d’humanisme moderne, d’humanisme technique. Le sens du mot, devenu
de plus en plus vague, n’avait guère d’autre contenu qu’un appel en faveur de
la dignité de la personne humaine. C’est alors que les philosophes s’en
emparent et, dans les années qui ont suivi la dernière guerre mondiale, il fut
de mode d’évoquer, entre autres, un humanisme chrétien, un humanisme marxiste,
qui n’impliquaient guère que le refus d’une société considérée comme inhumaine.
À strictement parler, l’humanisme philosophique consiste à faire de l’homme un
principe premier, sinon unique, donnant sens et valeur à toute chose. C’est à
bon droit que l’existentialisme de Jean-Paul Sartre s’en est réclamé. En toute
rigueur, un humanisme philosophique ne peut qu’être athée. Nietzsche l’avait
déjà décrit sous le nom du nihilisme qui triomphe après la proclamation de la
mort de Dieu: "Supprimez vos vénérations ou bien supprimez-vous
vous-mêmes." Platon avait déjà opposé à la formule de Protagoras celle
qu’il énonce dans les Lois : "La divinité est la mesure de toutes
choses."
Le débat est bien
un débat métaphysique. À Sartre qui avait écrit: "Nous sommes sur un plan
où il y a seulement des hommes", Heidegger répliquait: "Nous sommes
sur un plan où il y a d’abord de l’Être." Plus tard, Michel Foucault
montrait que, de la mort de Dieu, ce n’est pas forcément un humanisme qui s’en
suivait, mais la mort de l’Homme. Il faut reconnaître que l’invocation d’un
nouvel humanisme, souvent très creux, ne peut justifier la philosophie. Bien
entendu, mettre en question l’humanisme philosophique n’est pas prôner l’inhumain,
ni refuser les droits de l’homme, mais au contraire leur chercher un fondement
solide, car l’humanisme philosophique se confond souvent avec un relativisme
prêt à tout justifier.
Réduction
linguistique
La sophistique
n’était pas seulement caractérisée par ce que nous appellerions un relativisme
culturel, mais aussi et peut-être principalement par une philosophie du
langage. Le succès des plus célèbres sophistes semble avoir reposé sur leur
virtuosité dans les jeux rhétoriques interchangeables; mais, au-delà de la
recherche d’un profit immédiat, était proposée une critique linguistique
généralisée des énoncés philosophiques. Or, indépendamment de l’effort
d’érudition historique pour restituer et peut-être réhabiliter la sophistique,
la figure des sophistes est redevenue contemporaine. Comment oublier qu’ils
apparaissent au moment où s’installent à Athènes les institutions
démocratiques, et que ces professionnels du savoir furent les premiers ancêtres
de ceux que nous dénommons "intellectuels" depuis les dernières
années du XIXe siècle? Mais il y a plus grave pour la philosophie: Socrate
apparaissait à ses concitoyens comme un sophiste, le pire peut-être, et
l’âpreté même de Platon dans sa contestation du personnage du sophiste vient
sans doute de là: le philosophe ne se détache de son double trompeur qu’à la
suite d’un débat philosophique qui peut seul rendre perceptible la différence
du philosophe et du sophiste.
Comment nier que la
philosophie soit d’abord discours, que le rapport de l’homme à la réalité du monde,
à la réalité de l’histoire, se réfléchisse comme rapport au discours? Mais il
n’en résulte pas que cette réflexion s’épuise en des jeux de langage et qu’il
n’y ait rien à en attendre qu’une théorie de l’argumentation. Quand, au sortir
de la Seconde Guerre mondiale, Eric Weil opposait la cohérence du discours
philosophique à la violence, il n’ignorait pas que celle-ci, loin de se réduire
à la brutalité muette ou hurlante, était devenue au XXe siècle fort bavarde.
Mais les discours de la violence n’ont qu’une cohérence partielle. Lorsque Eric
Weil, dans sa Logique de la philosophie , propose un système de toutes les
catégories de la philosophie (telles que vérité ou sens) qui rende cohérente et
sensée la totalité de l’expérience, le discours philosophique ne se réfère pas
aux règles d’une logique formelle, mais il constitue une ontologie, à l’instar
de la Logique de Hegel.
Mais c’est
précisément ce projet de systématisation que la tradition empiriste a toujours
dénoncé comme l’entraînement d’un verbalisme. Condillac, précurseur au XVIIIe
siècle de la philosophie contemporaine du langage, auteur d’un Traité des
systèmes , s’en prend au jargon de ces philosophes, "subtils, singuliers,
visionnaires, inintelligibles", que sont les métaphysiciens, car Condillac
est prêt à reconnaître des systèmes scientifiques garantis par une démarche
mathématique ou expérimentale. Ce ne sont pas des abus de vocabulaire ou de
rhétorique qui sont vraiment en cause, mais très directement l’objet même de la
philosophie. Le langage des métaphysiciens n’est pas susceptible de correction;
il est d’autant plus insensé qu’il est systématisé. Mais si, de surcroît,
"une science bien traitée n’est qu’une langue bien faite", il
apparaît très clairement que la philosophie n’a qu’un seul et unique objet: le
langage.
Le fondateur du
positivisme logique, Rudolf Carnap, s’attache avant tout à traquer les
aberrations du langage métaphysique, et, s’il admet que la métaphysique puisse
répondre à un besoin d’ordre sentimental comme le fait la musique, il conclut
ironiquement que le métaphysicien n’est qu’un mauvais musicien. De son côté,
Ludwig Wittgenstein, à la dernière page de son célèbre Tractatus
logico-philosophicus , reconnaît que, en dehors de la mystique, sa critique
impitoyable des énoncés ne laisse à la philosophie qu’un rôle étroitement
négatif: "Ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les
propositions de la science de la nature." Chez ces auteurs,
l’interrogation métaphysique, déchue de toute rationalité, est niée en tant que
philosophie et ramenée à l’aspiration religieuse ou mystique. Sans doute la
philosophie analytique anglo-saxonne, issue du positivisme logique et de
Wittgenstein, montre-t-elle au XXe siècle une très grande diversité. Elle ne
recule pas, semble-t-il parfois, devant des problèmes d’apparence métaphysique
repris de la tradition classique. Pourtant, même alors, elle reste une
philosophie du langage usant d’une argumentation technique d’ordre logique.
Réduction
phénoménologique
Il est devenu
habituel d’opposer à cette philosophie analytique, surtout anglo-saxonne,
quelles que soient ses sources germaniques, une philosophie phénoménologique
bizarrement appelée parfois "continentale". Bien entendu, de telles
références géographiques ou nationales n’ont en elles-mêmes aucune valeur
philosophique, et le mot de phénoménologie recouvre arbitrairement toutes
sortes de travaux parfois sans lien direct avec ceux de Husserl. Mais il peut
être commode d’opposer une philosophie qui cherche à renouveler la disputatio
des universités médiévales avec les moyens de la logique et de la linguistique
à une philosophie du retour à la chose même dans sa visibilité. Il ne s’agit
plus alors d’une réflexion sur ce qui est énoncé, mais d’une appréhension
originaire de ce qui est donné comme tel. Le monde n’est plus un assemblage de
faits, mais un afflux de sens. Le fameux mot d’ordre, "droit à la chose
même", écarte toute l’imagerie mentale laborieusement construite par les
divers empirismes ou psychologismes. "On ne voit pas tant les images que
les choses mêmes que ces images représentent", avait déjà écrit
Malebranche. L’objet de la représentation n’est pas en dehors de cette
représentation. Mais, de surcroît, la négation de la chose en soi ne porte
aucun préjudice à l’être du phénomène: il apparaît à la conscience tel qu’en
lui-même, conjointement objectif et subjectif. Seul est ce qui d’abord
apparaît. Ainsi la philosophie pourrait revenir à sa vocation de science des
commencements.
Husserl a toujours
refusé l’interprétation introspective de la méthode phénoménologique, ce qui la
disqualifierait comme fondation philosophique. Mais la méthode phénoménologique
ne s’épuise pas davantage dans la saisie intuitive des essences. D’abord
descriptif de ce qui apparaît, le projet phénoménologique devient plus
fondamentalement transcendantal, analyse des conditions d’apparition. C’est
alors que la recherche phénoménologique est amenée à une nouvelle lecture de la
tradition philosophique. Par exemple (mais l’exemple est capital), les
néo-kantiens avaient réduit la philosophie transcendantale de Kant à une
réflexion seconde sur les sciences; la phénoménologie permet de lui restituer
une signification ontologique par l’analyse, au plus près de l’expérience, des
conditions qui font qu’il y a quelque chose plutôt que rien. Il s’agit de
remonter jusqu’à une instance radicale qui nous restitue une unité ou plutôt
une totalité d’horizon. Un paysage nous accueille dans son évidence:
l’ouverture d’un horizon, d’un milieu de visibilité, est la condition pour que toute
chose soit présente et accessible au regard qui se dirige vers elle. Cet
invisible, sans quoi rien n’apparaît, faut-il le reconnaître dans la
subjectivité, la conscience transcendantale, comme l’avaient fait Husserl
lui-même, Kant et déjà Descartes, au risque de retomber dans l’alternative,
ruineuse pour la philosophie, du subjectivisme et de l’objectivisme? Qu’au
contraire du projet explicite de son fondateur, la phénoménologie ait été
couramment comprise comme un nouveau style de psychologie ou d’anthropologie
montre assez le danger. La phénoménologie n’est vraiment retour à la chose même
que si elle reprend le projet de la philosophie comme science de l’être, et y
reconnaît son thème permanent depuis l’Antiquité jusqu’à Hegel. Il se peut que
l’être soit le concept le plus embrouillé, le plus obscur de tous, mais
"il faut que nous comprenions l’être pour être exposé à un monde qui est
et que nous puissions y exister" (Heidegger). Paradoxalement, au milieu
des tournoiements des préoccupations quotidiennes, la tâche la plus authentique
et la plus urgente du philosophe est encore et toujours l’élucidation de la
question de l’être.
Philosophie et
culture
Universalité
Le soupçon
sophistique accompagne toute philosophie: la question de l’être a-t-elle un
sens en dehors d’une aire linguistique, et plus précisément d’une syntaxe,
celle de la langue grecque ancienne? Indiscutablement, la philosophie
"parle grec" ou a du moins commencé par parler grec. Sans doute
est-elle née dans certaines conditions de langue et de culture, mais celles-ci
ont depuis longtemps disparu, et son histoire montre qu’elle n’en est pas
restée dépendante. D’ailleurs, les mathématiques sont nées dans les mêmes
conditions sans que leur valeur universelle en soit atteinte. Montrer le contexte
qui a permis le développement d’un savoir ne suffit pas à le relativiser. Un
fait historique ne prouve rien pour ou contre la vérité d’une idée. Lorsqu’il
invoque l’argument linguistique, le relativisme culturel a déjà, par pétition
de principe, récusé la définition de la philosophie comme science de l’être, il
lui a déjà substitué celle d’une philosophie comme "conception du
monde". Or le sociologue, l’ethnologue ne manquent pas de rencontrer en
toute culture une "conception du monde". Dès lors, la philosophie est
immédiatement pluralisée: il y a des philosophies indiennes, chinoises ou
autres, comme il y a, paraît-il, autant d’astrologies. La rationalité critique
qui leur est retirée reflue seulement dans l’exposé des spécialistes des
sciences humaines.
L’équivoque de la
notion de culture est en elle-même significative. "C’est la philosophie
qui est la culture de l’âme", lit-on dans Les Tusculanes de Cicéron. Le
mot latin cultura a déjà la signification métaphorique qui s’est conservée
jusqu’à nos jours, à côté de l’acception agricole restée usuelle; et
"cultivé" se dit aussi bien de l’esprit que de la terre. La culture
développe en l’homme ce qui caractérise son humanité, c’est-à-dire sa raison,
et elle est essentiellement un accès à l’universel. Mais il y a un autre mot
"culture" qui a sans doute la même étymologie latine, et qui nous est
venu de l’allemand vers 1930 après un long détour. L’adjectif qui y correspond
n’est d’ailleurs plus cultivé mais culturel, ignoré de Littré. Or "culturel"
ne renvoie plus à l’universalité ni à la raison mais à la particularité d’un
peuple, de sa tradition, de ses usages et de ses "valeurs". Devenue
un "fait culturel", la philosophie est indiscernable d’une idéologie
et ne se distingue plus d’une croyance quelconque, sinon par la langue savante
de l’exposé. Autant de "cultures" d’Asie ou d’Océanie, autant de
"philosophies" dont l’Europe ne fournit qu’un exemple avec Platon ou
Kant. Un tel relativisme dissout l’idée même de philosophie et ne peut se fonder
que sur un positivisme socio-historique devenu incapable de prendre conscience
de lui-même. La peur de l’européo-centrisme est devenue la peur de la raison.
Parler de raison européenne, comme on l’a fait parfois, serait aussi absurde
que de se demander si les lois de la physique sont italiennes depuis Galilée.
Un universalisme prétendu ne peut être critiqué qu’au nom d’une universalité
plus haute, et il n’y a pas plus de philosophie européenne qu’il n’y a de
mathématiques européennes. Mais, alors que l’universalité des techno-sciences
modernes apparaît aux yeux de tous par l’efficacité devenue mondiale de leurs
applications, la philosophie manifeste son universalité par le renouvellement
constant de son interrogation, par son refus précisément de coïncider avec une
"conception du monde". Lorsque Husserl écrit: "L’homme antique
est celui qui se forme lui-même grâce à la pénétration théorique de la
raison", il n’enferme pas la rationalité dans une culture passée, mais,
une fois que la philosophie est advenue ce qu’elle est reconnue comme telle,
peu importent les temps et les lieux. Qu’il soit européen ou non, est
philosophe celui qui apporte sa contribution aux buts infinis de la raison.
Inactualité
Science empirique
de l’esprit par excellence, l’histoire n’est pas en mesure de décider de la
validité universelle d’une thèse philosophique, à moins que, sous le nom de
science historique, il ne s’agisse d’une philosophie de l’histoire. Mais en
résulte-t-il la possibilité d’espérer énoncer une philosophia perennis ? Depuis
le début du XIXe siècle, il a été répété que le philosophe appartenait à son
époque et ne pouvait pas plus que quiconque y échapper. Cet affrontement de la
philosophie avec l’histoire, avec sa propre histoire, a été pensé d’abord comme
réconciliation, comme accomplissement historique de la philosophie. Nul mieux
que Hegel n’a su identifier le système intemporel et sa réalisation dans la
suite des temps. "La dernière philosophie dans l’ordre du temps est le
résultat de toutes les philosophies précédentes et par conséquent doit en
contenir les principes" et, puisque cette dernière philosophie est la plus
développée, la plus riche, la plus complète, "elle pourra déposer son nom
de recherche de la sagesse et devenir savoir effectif". Dans cette vision
grandiose, l’interrogation socratique trouve son achèvement au double sens du
mot: elle s’abolit dans son accomplissement, dans le système de l’esprit absolu
totalement conscient de soi. Même les adversaires les plus déterminés de
l’idéalisme hégélien ne renient pas cet achèvement-accomplissement, lorsqu’un
Marx se propose de transformer matériellement le monde et non plus seulement de
le penser, ou même lorsqu’un Kierkegaard oppose l’authenticité du devenir
chrétien à la clôture du système, ou encore lorsque divers positivismes et
scientismes promettent de faire accéder l’humanité à un bonheur sans au-delà.
La fin de la philosophie, dont il fut tant parlé, n’était que celle de son
identification avec le sens de l’histoire.
Cependant, les
grandes philosophies de l’histoire du XIXe siècle n’ont pas vu leurs
prédictions vérifiées. Il n’en subsiste que des fragments devenus autant de
"conceptions du monde". La modernité n’a guère retenu du positivisme
qu’une épistémologie hostile à toute métaphysique et accompagnée d’une
croissance incertaine au progrès. Rien d’autre n’est plus attendu de la raison
que l’efficacité d’un calcul, et la pensée s’enfonce dans un nihilisme dont
elle n’a même plus le courage de prendre conscience. Une société se prépare qui
peut-être ne voudra plus poser de problèmes qu’en termes techniques. La
philosophie sait donc qu’elle aussi est mortelle; elle ne se sauvera pas en
s’installant dans un empyrée inaccessible, mais en revendiquant, au milieu même
d’une modernité affairée, l’inactualité de son interrogation radicale.
Nietzsche demandait déjà: "Qu’exige un philosophe en premier lieu de lui
même? De triompher de son temps, de se faire intempestif."
Ce qu’on appelle la
crise de l’humanité européenne, avant d’être politique ou morale, est d’abord
celle d’une rationalité restreinte aux formalismes logiques ou rhétoriques mise
au service de passions collectives. Contre la grande lassitude de l’esprit,
devenu extérieur à lui-même, coupé de la tradition apparue avec le logos grec,
Husserl faisait appel à un "héroïsme de la raison", capable de
surmonter l’actuelle dissémination de la philosophie. Être rationnel, c’est
vouloir être rationnel. L’endurance de la pensée ne se mesure pas aux énigmes
résolues ni aux utopies réalisées. Comme le disait admirablement Malebranche:
"Non, je ne vous conduirai pas dans une terre étrangère; mais je vous
apprendrai peut-être que vous êtes étranger dans votre propre pays."
2.
Philosophie et enseignement en France
Aperçus
historiques
La présence de la
philosophie dans les matières d’enseignement secondaire est une caractéristique
proprement française qu’on peut faire remonter, d’une part, à la création, en
1808, de l’Université de France et, d’autre part, à l’action personnelle d’un
philosophe aujourd’hui largement oublié, Victor Cousin. Comprendre les enjeux
contemporains de cet enseignement suppose qu’on remonte à cette double source.
Il y a eu, avant
ces dates, un enseignement de philosophie, mais il était dispensé dans des
établissements qu’on ne peut pas tout à fait appeler secondaires, et, surtout,
la philosophie enseignée restait dépendante des études de théologie et ne
s’écartait guère, sauf exception, d’un catalogue d’"opinions des
philosophes". Le cursus philosophicus commençait par la logique, se
poursuivait par une métaphysique, quelquefois appelée ontologie, comprenant une
physique et une pneumatologie. Cette dernière était à son tour divisée en deux
parties traitant l’une de l’homme, l’autre de Dieu. L’étudiant devait choisir,
parmi les thèses évoquées, les plus probables, à savoir les thèses thomistes
ou, dès la fin du XVIIe siècle, cartésiennes, encore que d’un cartésianisme
lui-même rendu dogmatique et livresque et retenant principalement la théorie
des tourbillons, c’est-à-dire la physique. Bref, la philosophie tout entière
était réduite d’une part à un art de raisonner et de convaincre, d’autre part à
un art de se former des opinions probables. Tout autre enseignement relevait
soit des sciences particulières, soit de la religion. La morale, en
particulier, était vue comme une discipline non pas philosophique, mais
religieuse.
Le rôle des
idéologues
La période
révolutionnaire, dont le combat fut de rendre à la raison sa pleine
indépendance à l’égard de tout ce qui tend à la contraindre, favorisa
l’émergence d’études ne reconnaissant aucune autre autorité que celle des
lumières naturelles. Empruntée à Bacon et d’ambition scientifique, la méthode
expérimentale ou plutôt d’observation remplaça alors la méthode livresque.
Paradoxalement, la philosophie, confondue avec les romans métaphysiques, fut
supplantée par l’idéologie, ou science des idées. La question qui paraissait
alors essentielle était celle du langage, ou plutôt des signes, et la thèse
condillacienne de la sensation transformée devint la base de toute philosophie.
On peut dire que
l’enseignement philosophique est né de ce moment, qui en était pourtant la
négation, parce que, alors, la raison ne comptait que sur elle-même. En
revanche, du point de vue du contenu, cet enseignement annonçait plutôt les
sciences humaines, tant par son objet que par sa méthode. L’homme y était
ramené à sa seule situation concrète, et la méthode d’observation ne parvenait
guère à dépasser l’empirisme. Au point que les philosophes les plus
remarquables de cette période, comme Gérando, Destutt de Tracy ou Laromiguière,
renoncèrent à se dire idéologues pour revenir à la désignation plus exacte de
philosophes.
Le monopole
universitaire
Napoléon, qui
n’aimait pas les idéologues, préféra revenir à un enseignement de philosophie,
mais inspiré, dans sa forme, de celui des collèges de l’Ancien Régime. Les
trois rubriques – scolastique, logique, métaphysique et morale – réapparurent,
accompagnées d’éléments doxographiques.
La nouveauté était
que cet enseignement s’inscrivait dans le cadre d’un monopole universitaire
largement indépendant des autorités religieuses. C’est cet aspect de monopole
philosophique qui va susciter durant tout le XIXe siècle des oppositions très
décidées. La réglementation, en effet, interdisait de se présenter aux épreuves
du baccalauréat si l’on n’avait pas suivi les cours de la classe de
philosophie. Il existait bien des enseignements de philosophie dans les
séminaires, mais ceux qui les suivaient se destinaient à la prêtrise. Il
fallait nécessairement avoir suivi la classe de philosophie des collèges
publics pour s’inscrire dans les facultés.
La Restauration ne
parvint pas à mettre fin, malgré ses promesses, à cette situation; elle
confirmera même le monopole. La monarchie de Juillet n’accorda pas non plus
cette "liberté" de l’enseignement. C’eût été, en effet, renoncer à
l’Université. Or la monarchie de Juillet cherchait à doter la France d’une
Université comparable à ce qu’on trouvait alors en Allemagne ou en Écosse.
Victor Cousin
Pour de nombreux
adversaires, l’enseignement philosophique des collèges parut le point faible
par lequel on pouvait attaquer le monopole universitaire. À droite, les
ultracléricaux, comme La Mennais ou Riambourg, dénonçaient cette orgueilleuse
raison qui prétend se passer de toute Révélation; à gauche, des socialistes,
comme Pierre Leroux ou Joseph Ferrari, ne voulaient voir dans cet enseignement
que la diffusion des idées bourgeoises, c’est-à-dire une sorte de philosophie
d’État. En somme, l’enseignement philosophique était accusé à la fois d’impiété
et de conservatisme.
C’est dans ce
contexte que l’œuvre de Cousin prend son sens. D’abord, il a arrêté une
conviction: ni les thèses de l’école théologique ni celles l’école sensualiste
ne sont de la philosophie. L’une parce qu’elle ne dépasse jamais les Écritures;
la seconde parce qu’elle est un empirisme incapable de rendre compte de ses
fondements. Comme philosophe, Cousin obtint un succès considérable. Investi des
plus hautes responsabilités universitaires et de quelques responsabilités
politiques, il entreprit d’instituer un véritable enseignement philosophique.
Il y était aidé par
une philosophie personnelle, l’éclectisme, doctrine synthétique qui n’a rien de
commun avec cette théorie syncrétique avec laquelle, pourtant, on la confond
souvent. Sans cette doctrine, en effet, aucun enseignement philosophique
n’aurait pu s’installer dans des lycées publics. Il aurait fallu soit laisser
le professeur enseigner telle ou telle philosophie particulière – et en ce cas
les protestations des familles refusant cet enseignement auraient été légitimes
–, soit enseigner une doctrine officielle qui n’aurait été ni philosophiquement
acceptable ni politiquement supportable. C’est parce que l’éclectisme rend
possible l’examen philosophique de toute doctrine sans rendre obligatoire
aucune prise de parti que l’enseignement philosophique est possible en tant que
tel.
De plus, Cousin est
convaincu qu’il existe des vérités philosophiques qui autorisent et même
imposent un enseignement philosophique élémentaire, c’est-à-dire antérieur et
préparatoire à l’étude des systèmes. D’où, là aussi, la légitimité d’une place
pour la philosophie dans l’enseignement secondaire.
Non seulement un
tel enseignement est possible, mais encore il est souhaitable car il instruit
l’élève dans la philosophie, l’arme contre les fausses doctrines tout en le
laissant libre de ses propres choix. Le professeur ne demande pas à son élève,
par exemple, d’être spiritualiste ou matérialiste, mais seulement de montrer
qu’il a compris ce que sont l’une et l’autre doctrine.
De là, également,
un guide de déontologie. Tout professeur qui se livre à un quelconque
prosélytisme est rappelé à l’ordre. Mais, aussi, tout professeur qui se voit
attaqué, par exemple par l’évêque, est défendu, souvent par Cousin lui-même,
dès lors qu’il n’a pas outrepassé sa fonction.
La
"tutelle" cousinienne
On a pu trouver
quelquefois pesante une telle tutelle; il reste que Cousin a généralisé un
enseignement philosophique véritable, dégagé des formes de la scolastique,
dispensé en français (Cousin tenait à constituer le français en langue
philosophique), centré sur des questions de part en part philosophiques, pris
en charge par des professeurs sérieusement recrutés, protégés des pressions par
un statut efficace et jamais abandonnés à euxmêmes. L’agrégation de
philosophie, qui existe depuis 1825, devient, sous sa conduite, un concours de
haut niveau (Cousin exigeait des agrégatifs une licence ès lettres et non plus
de théologie) dont chaque session constitue un événement intellectuel.
Enfin Cousin
conféra à l’histoire de la philosophie un statut scientifique et lui assura,
dans les études universitaires, un développement exceptionnel, notamment en
réclamant des professeurs un travail de recherche et d’érudition.
Le programme
enseigné, dont la rédaction n’est pas, contrairement à ce qu’on a pu croire, de
la seule main de Cousin (il date de 1832 et a été élaboré par une commission
comprenant également Jouffroy et Cardaillac), comporte une quarantaine de
rubriques qui ne sont plus libellées (sauf exception) sous forme de questions.
Il est rédigé en français et abandonne résolument le ton dogmatique. Le
professeur qui le traite est invité à transformer lui-même ces rubriques en
questions et à tenter, sans les imposer, ses propres réponses sous forme de
leçons, abandonnant le cours dicté. L’ensemble des leçons constituant un cours,
dont Cousin réclamait qu’il fût une œuvre véritable de philosophie.
En 1842, Cousin
renouvelle la liste (elle datait de 1809) des auteurs mis au programme du
baccalauréat. On n’y trouve aucun de ses livres, mais on mesure l’importance
accordée, sous son influence, au cartésianisme, présenté au travers d’auteurs
contre lesquels les évêques ne pouvaient rien, comme Bossuet, Fénelon ou le
Père Buffier.
Il est vrai que
l’ordre des points à traiter n’était pas laissé au libre choix du professeur:
Cousin craignait en effet que ne se rétablît par là l’ordre scolastique des
évêques.
Dans leur grande
majorité, les professeurs de philosophie ont approuvé cette direction
cousinienne. Elle leur donnait non seulement un statut solide pour résister aux
incessantes attaques locales dont la philosophie était alors la cible, mais
encore elle instituait la philosophie dans la dignité scientifique et dans
l’indépendance de la pensée.
La loi Falloux
Il fallut la loi
Falloux pour venir – momentanément, mais à quel prix! – à bout de l’œuvre de
Cousin. La réaction fit tomber des sanctions sur les professeurs de philosophie
qui se refusaient à reconnaître l’autorité de la religion. De nombreux
professeurs refusèrent de prêter serment et furent ainsi écartés de
l’enseignement.
En 1852,
l’enseignement proprement dit de la philosophie (et aussi de l’histoire) fut
même supprimé – ainsi que la classe de philosophie – par le ministre Fortoul,
de même que les agrégations correspondantes. Seule reste autorisé un
enseignement de logique. C’est en se parant d’allures modernistes et en
invoquant une nécessaire adaptation de l’école à la société que la réaction réussit
à supprimer l’enseignement philosophique (la logique au lieu de la philosophie
et une théorie du langage en lieu et place de la métaphysique). Les forces
antirationalistes et cléricales ont ainsi coïncidé avec les forces
"modernistes", c’est-à-dire celles de l’affairisme saint-simonien,
nouveau libéralisme qui s’installait alors dans les couloirs des ministères,
pour réclamer de l’enseignement secondaire qu’il se bornât à faire des
ingénieurs et des techniciens.
Victor Duruy au
secours des humanités
Cette réforme, pour
difficile qu’elle fût à supporter pour les professeurs de philosophie, ne
changeait, dans les pratiques, que fort peu de chose, sauf, ce qui est capital,
que les questions métaphysiques ou morales ne pouvaient être présentées qu’au
détour d’argumentations logiques, comme exemples et non pour elles-mêmes, ce
qui en ôtait toute la dignité. Pour le reste, les professeurs changeaient le
titre de leur cours et continuaient comme avant. De sorte que Victor Duruy
n’eut pas réellement à réintroduire, en 1863, cet enseignement, mais seulement
à lui rendre son nom et à rouvrir la classe de philosophie. En même temps, il
rétablit l’agrégation, et les protestations de Mgr Dupanloup restèrent vaines.
Entré dans le génie français, l’enseignement philosophique était devenu une
institution difficile à démanteler. Le programme de 1863, qui remplaça celui de
1852, revint, pour une large part, au programme de 1832 (psychologie, logique,
morale, théodicée, histoire), non pour rétablir Cousin, qui, à cette date,
n’exerce plus aucune responsabilité, mais parce que la philosophie était ainsi
conçue.
Une autre réforme
fut décisive. Dans l’intention de renforcer les humanités, Duruy instaura, en
1864, une épreuve écrite (en français) de philosophie, et non plus seulement
une interrogation orale. Demander à des élèves de lycée une composition de
philosophie était d’une grande ambition et a puissamment contribué au prestige
de cet enseignement. Duruy prolongeait ainsi le travail de Cousin, qu’il était
d’ailleurs allé consulter. Les attaques anticousiniennes se poursuivirent, mais
l’enseignement de la philosophie n’était plus réellement attaqué.
Le baccalauréat
en deux parties
En 1874, Jules
Simon, disciple pas toujours fidèle ni même toujours honnête de Victor Cousin,
mais soucieux lui aussi de ne pas laisser sacrifier les humanités sur l’autel
de la "modernité", crée une année proprement philosophique en
répartissant les épreuves du baccalauréat sur deux années séparées. La
philosophie prit alors vraiment le sens, qui était celui de Cousin, d’une étude
centrale, venant à la fin et en synthèse d’un parcours complet de la culture.
Cette conception suppose un enseignement secondaire conçu comme culturel et non
comme un ensemble d’acquisitions scientifiques et techniques défini en fonction
des besoins de l’industrie. Et, comme il n’y a plus de risque d’un retour à des
méthodes scolastiques, le programme de 1880 n’oblige plus le professeur à
traiter les questions dans l’ordre, ce qui renforce le caractère d’œuvre
philosophique du cours du professeur.
Les programmes qui
suivront celui de 1880 n’apporteront généralement aucune modification
essentielle et n’auront pour but que de préciser certains points et de
rectifier certaines dérives pédagogiques, comme l’abus des cours dictés, les
excès d’abstraction ou l’érudition mal à propos.
La circulaire
Monzie de 1925
Telles sont les
intentions de la longue circulaire du 2 septembre 1925 du ministre Anatole de
Monzie, circulaire toujours en vigueur et que les derniers programmes et instructions
(qui sont ceux de 1973, modifiés en 1983) confirment. De nouveaux découpages
sont bien proposés, mais c’est toujours l’installation d’une véritable liberté
de penser, une formation du jugement et un sens actif de la responsabilité
morale et civique qui sont mis en œuvre. La circulaire Monzie confirmait
d’ailleurs l’intention cousinienne d’un enseignement philosophique plutôt que
de philosophie, afin qu’il soit clair que cette matière n’est pas enseignée
pour elle-même, mais bien comme un couronnement, destiné à faire des
"hommes de métier capables de voir au-delà du métier" et "des
citoyens capables d’exercer le jugement éclairé et indépendant que requiert
notre société démocratique".
La circulaire
Monzie prend acte du fait que le XIXe siècle a installé l’enseignement
philosophique des lycées dans une optique qu’on peut dire républicaine. Certes,
ni Guizot ni Cousin ne sont républicains. Ils sont monarchistes. Mais ils sont
partisans d’un État de droit. Et même si Cousin ne croyait pas à la possibilité
pour la philosophie de devenir populaire, ils ont voulu, l’un et l’autre,
installer un enseignement susceptible de diffuser en profondeur dans la masse
de la population, l’un par la loi de 1833 sur l’enseignement primaire, l’autre
par l’enseignement de la philosophie dans les lycées, une véritable
rationalité.
Enfin, la
circulaire Monzie abandonne l’enseignement de l’histoire de la philosophie, qui
donnait lieu, trop souvent, à des cours dictés sans réel intérêt philosophique
et tendait trop vers une érudition déplacée. Mais l’étude suivie d’œuvres
philosophiques est maintenue, et l’est encore aujourd’hui, même si c’est avec
une liste fort large où la liberté de choix du professeur reste entière.
L’enseignement
philosophique aujourd’hui
Tel qu’il est
aujourd’hui, l’enseignement de la philosophie proprement dite est l’affaire de
l’enseignement supérieur. L’enseignement secondaire vise un enseignement
philosophique à vocation plus pratique (concernant l’action) que spéculative.
Et s’il n’est plus réellement remis en cause, il reste cependant l’objet de
visées transformatrices qu’on peut, quelquefois, considérer comme
destructrices.
La fausse
concurrence des sciences humaines
Une illusion
scientiste, qui date de la fin du siècle dernier, consiste à croire que la
philosophie est une activité intellectuelle dépassée et que les objets dont
elle s’occupe – dont la question "qu’est-ce que l’homme?" – sont
traités plus efficacement et plus positivement par les sciences humaines. Une
telle illusion, après avoir été très forte, régresse aujourd’hui: il apparaît
désormais clairement que, en dehors des faits que les sciences humaines sont en
mesure de mettre en évidence, tout discours qui émane d’elles n’est
généralement que piètre philosophie ou même pure idéologie. Il se peut qu’il
soit devenu souhaitable d’incorporer, dans le cursus du second degré, un
enseignement de sciences humaines, par exemple de sciences sociales, mais
l’irruption des sciences humaines n’a pas plus rendu caduc l’enseignement
philosophique que ne l’a fait en son temps l’irruption des sciences physiques.
L’inspection des
professeurs
En France, les
lycées ne dépendent pas directement de l’Université (celle-ci, cependant,
participe au recrutement des professeurs, qui de toute façon sortent tous de
son sein) mais d’une instance particulière, l’inspection générale et, plus
récemment, l’inspection pédagogique régionale. Ces corps d’inspection, qui
disposent du monopole du jugement scientifique et pédagogique, fonctionnent à
la fois comme une défense de l’institution et comme une défense du professeur
dès lors que ce professeur ne menace pas lui-même l’institution. C’est ainsi
que l’inspection maintient l’enseignement philosophique dans son identité
proprement philosophique, l’empêchant (d’ailleurs par de simples moyens de
discussion) de dériver vers l’idéologie ou le prosélytisme. Mais il faut
reconnaître que ce pouvoir d’inspection n’est pas toujours bien vécu.
En outre, le vieil
argument anticousinien renaît constamment de ses cendres. Il consiste à laisser
entendre que les corps d’inspection surveillant la philosophie la transforment
en philosophie d’État. Cette objection, qui en elle-même est sérieuse, ne tient
pas compte du fait que justement les corps d’inspection sont indépendants du
pouvoir politique, ou du moins se doivent de l’être. C’est en fait toute une
conception de l’État et de la république qui est alors en jeu, certains, comme
François Châtelet, refusant la "philosophie des professeurs de
philosophie" afin de "libérer l’incontestable force révolutionnaire
que recèlent les masses lycéennes et étudiantes"...
La
"démocratisation" des lycées
L’arrivée massive
en classe de terminale d’élèves maîtrisant mal les contenus des années
antérieures, tant dans les matières littéraires que dans les disciplines
scientifiques, la multiplication des types de baccalauréat ne comportant pas
suffisamment d’enseignements proprement culturels: autant de faits qui posent à
l’enseignement philosophique des problèmes nouveaux et difficiles à résoudre.
Comment, en effet, demander à des élèves de réfléchir à l’unité d’une culture
qu’ils ne possèdent pas, ou d’examiner les objets et méthodes de sciences
qu’ils n’ont jamais étudiées? Le problème s’aggrave du fait que c’est justement
dans ces classes que l’horaire de philosophie est le plus faible.
Pourtant, le
principe du "droit à l’interrogation philosophique pour tous" (É.
Borne) est bon, mais il n’est pas facile à appliquer. Une solution à laquelle
on pense quelquefois consiste à introduire, dès la classe de première, un
enseignement philosophique préparatoire à celui de la classe de terminale, en
espérant ainsi, par cette anticipation, assurer une meilleure réussite des
élèves. Mais il y a malentendu. S’il est souhaitable d’étaler l’enseignement
des mathématiques ou même des sciences humaines sur plusieurs années, on ne le
peut pas en philosophie car ce serait la traiter comme une discipline en soi,
lui faisant ainsi manquer sa fonction propre de totalisation et d’unification.
Enseigner la philosophie sur plusieurs années n’est envisageable que dans
l’enseignement supérieur.
Le retour d’une
nouvelle forme d’idéologie
D’une certaine
manière, il existe à notre époque, comme à toute époque, une sorte de demande
sociale d’idées ou de représentations mentales destinées, croit-on, à faciliter
le fonctionnement de la société. Toute époque a besoin des idées qui lui
correspondent. Mais savoir si l’école doit, et dans quelle mesure, répondre à
cette attente est une chose. Confondre ce travail de conformation ou d’endoctrinement
avec un enseignement philosophique constitue un contresens total. La
philosophie n’est pas l’art d’acquérir de bonnes idées, ni non plus de se faire
une opinion, mais de forger ses propres jugements dans la pleine conscience de
ce qui les fonde. La philosophie est, par nature, contraire à toute forme
d’idéologie.
On dit souvent que
la philosophie apprend à penser. Cela est vrai, mais à la condition de préciser
que penser n’est jamais l’exercice mécanique de procédés tout faits, mais une
activité propre et, d’une certaine manière, originale, du sujet pensant. En ce
sens, cet enseignement ne peut se confondre ni avec un enseignement de logique
ni avec un enseignement de rhétorique. C’est pourquoi les méthodes de
didactique de la philosophie qui, aujourd’hui, veulent munir les élèves de
simples capacités argumentatives font fausse route: la philosophie se perd
totalement si elle ne reste pas animée par la passion de la vérité, à l’aide
des seules lumières naturelles.
Ce qui frappe,
lorsqu’on examine l’histoire de l’enseignement philosophique, c’est la
constance et la similitude des conflits. Tout se passe comme si une tendance de
fond voulait à tout prix réduire la philosophie à une sorte de théorie de
l’argumentation, un art de choisir les idées probables, un goût exclusif pour
les idées utiles. Chaque fois, cependant, la philosophie et son enseignement
réussissent à surmonter ces crises, lesquelles, somme toute, n’auront pas
toujours été inutiles. Elles ont souvent permis à la philosophie de se
démarquer de ce qui n’est pas elle et, ce faisant, d’être de plus en plus
indiscutable.
3.
La philosophie française contemporaine
Les recherches et
débats philosophiques, tant universitaires que médiatiques, semblent marqués,
depuis les années 1980, par une nouvelle vitalité, due à une confiance
retrouvée en la spécificité de la discipline, qui contraste avec son
assujettissement aux problèmes et discours des sciences humaines durant les
années 1960 (structuralisme de R. Barthes, de C. Lévi-Strauss, de J. Lacan...).
Certes, l’activité philosophique en France (si l’on met à part le travail,
rigoureux et inventif, de plusieurs générations d’historiens de la philosophie
_ F. Alquié, M. Guéroult, H. Gouhier, Y. Belaval... _, dont ce n’est pas le
lieu de préciser les méthodes et les acquis) reste largement tributaire de la
centralisation de la vie intellectuelle à Paris (du fait, entre autres, de la
taille de ses institutions d’enseignement et de la concentration des rares
maisons d’édition spécialisées en ce domaine), de l’influence de réseaux de
revues et de groupes de pensée, liés à des institutions bien françaises (Écoles
normales supérieures, Collège international de philosophie), du rôle sélectif
et normatif, toujours privilégié, joué par le concours de l’agrégation dans la
formation des universitaires.
Tous ces facteurs
culturels peuvent expliquer, en partie, un style de pensée qui privilégie
souvent la rhétorique brillante, s’adonne aux conflits de chapelle, témoigne
d’une indifférence chronique aux problèmes concrets posés par les sciences ou
par la société et se complaît parfois dans un vedettariat médiatique. Plus
profondément, la philosophie française semble condamnée à un paradoxe
chronique: d’un côté, elle reste fascinée par la philosophie allemande moderne
(Nietzsche, Freud, Husserl, Heidegger), qui, depuis l’existentialisme de
Sartre, a inspiré des lexiques et des problématiques, au point de faire tomber
dans l’oubli la tradition française antérieure (Renouvier, Hamelin, Lagneau,
Lequier, Lavelle, Alain, et même parfois Bergson); de l’autre, il est frappant
de constater à quel point elle a longtemps négligé des objets ou des
orientations philosophiques, qui ont pourtant été au centre de riches
développements à l’étranger (Allemagne, Italie, Grande-Bretagne, États-Unis):
problèmes de la vie, de la culture, de l’histoire, approches analytiques et
pragmatiques du langage, philosophie de la technique et des technobiologies,
philosophie de la religion, etc.
Malgré ces
tendances "nationales", la philosophie française n’en a pas moins
adopté des orientations et des thématiques qui, à bien des égards,
caractérisent, au même moment, toute la philosophie européenne en cette fin de
siècle. Abandonnant la théorisation dogmatique suscitée dans les années
1950-1960 par les systèmes positivistes ou scientistes (marxisme, freudisme,
linguistique structurale), les philosophes, quelque peu désillusionnés, ont
surtout exploré les voies du relativisme, du pluralisme, du subjectivisme,
autant de caractéristiques propres à un langage et à une rationalité
post-totalitaires. Prenant le parti, comme Friedrich Nietzsche et Martin
Heidegger, du déclin de la métaphysique occidentale, suspectée de n’être qu’une
onto-théologie, la philosophie contemporaine développe, sur fond d’une
réhabilitation de l’immanence et du sensible, une "pensée faible",
caractérisée par un perspectivisme, un phénoménisme et un esthétisme.
Parallèlement, sur le plan des idées politiques, la prise de conscience
tardive, par les "nouveaux philosophes" français, de l’échec et du
mensonge inhérents à l’idéologie marxiste et aux régimes politiques qui s’en
sont inspiré, surtout depuis le bannissement d’U.R.S.S. de l’écrivain
Soljenitsyne (1979), va entraîner une relève des philosophies de l’histoire et
de la lutte de classes par une nouvelle légitimation du système démocratique et
par une apologie des droits de l’homme. Les philosophes, devenus sceptiques à
l’égard des politiques révolutionnaires qu’ils justifiaient auparavant,
redonnent ainsi à l’individu une place centrale, ce qui les oblige à renouer
avec une réflexion éthique, qui avait été dédaigneusement sacrifiée depuis les
années 1950. Loin des visions totalisantes de l’histoire, il importe de porter
à nouveau attention aux problèmes concrets des hommes (responsabilité, solidarité,
expérience du mal) et aux conditions de la vie pratique, individuelle et
collective. Cette recherche d’une nouvelle rationalité, libérée des systèmes,
moins dogmatique, plus impliquée aussi dans des procédures dialogiques, trouve
aussi un terrain d’élection fécond dans l’approche philosophique des modèles et
des représentations propres aux sciences de la nature, qui ont tendance à
détrôner, depuis les années 1980, les sciences humaines (psychanalyse,
sociologie, "nouvelle histoire"). Mais c’est précisément le
développement de sciences et de techniques nouvelles (informatique, sciences
cognitives, technologies en biomédecine), qui est en train de poser à la
philosophie de nouveaux défis inattendus, au moment où elle semble avoir
retrouvé une certaine identité dans la modestie même de sa pratique, éloignée
désormais de tout messianisme et de tout scientisme.
Différence
et sens
Le lent effritement
des modèles marxistes et freudiens après 1968 amène la philosophie spéculative
française à privilégier de nouvelles références, d’origine allemande encore:
Friedrich Nietzsche, pour sa critique de la vérité métaphysique à partir de la
puissance affirmative de la vie, Edmund Husserl, pour sa méthode
phénoménologique d’analyse des intentionnalités de conscience, Martin
Heidegger, enfin, au confluent des deux précédents, pour sa recherche d’une
ontologie négative. Dans le prolongement de ces œuvres, les positions
philosophiques classiques, fondées sur les notions d’Être, de l’Un, de savoir
absolu, de vérité, d’essence, vont être invalidées au profit d’une théorie du
sens, subjectif, pluriel et immanent, lié à une force productive et errante de
la différence, interne aux signes et aux formes.
L’œuvre de Jacques
Derrida, qui est souvent considérée à l’étranger comme le fleuron de la
philosophie française et dont l’influence a donné naissance, en France, à une
mouvance d’écrits marqués, jusqu’au mimétisme, par un style baroque largement
germanisé (P. Lacoué-Labarthe, J.-L. Nancy, S. Kaufman...), se présente comme
une démarche de déconstruction du langage. Jacques Derrida reprend ainsi le
procès de la métaphysique occidentale en le déplacant vers la critique du
logocentrisme, qui a asservi l’écriture à une parole vouée à la révélation
d’une présence de l’Être. En remontant, à partir d’une interprétation de
l’écriture philosophique et littéraire, à une "archi-écriture", il
s’agit de dépasser les oppositions conceptuelles classiques (parole-écriture,
nature-culture, masculin-féminin, etc.) pour en faire jaillir une "différa
nce" originaire, un travail de retardement et de variation indéfinie du
sens. La "grammatologie" veut dès lors privilégier les traces, les
"suppléments" aux textes où se donnent à lire la dispersion du sens,
les jeux et effets de sens. Plutôt que de mettre la pensée au service d’une
vérité substantielle, sur le modèle d’une onto-théologie, il convient donc de
restituer le pouvoir des métaphores et de faire place à l’indétermination du
sens, qui culmine dans la neutralité du discours, signe d’une pensée négative
et non plus affirmative.
Gilles Deleuze,
après s’être illustré comme interprète original de philosophes classiques
(Hume, Kant, Nietzsche, Bergson, entre autres), s’engage aussi dans une
philosophie de la différence, en reprenant le procès nietzschéen contre le
dualisme du sensible et de l’intelligible, qui est au fondement de la critique
des simulacres de Platon. À partir d’une réinterprétation, en compagnie de
Félix Guattari, de la conception psychanalytique du désir, Gilles Deleuze
démonte la fausse identité du sujet, qui doit être rapporté à une force
désirante, conçue non plus comme manque (à la manière de J. Lacan), mais, dans
le prolongement de Spinoza et surtout de Nietzsche, comme puissance créatrice
de réel. Celui-ci se ramène à des flux d’énergies pulsionnelles, qui se
dispersent en rhizomes et se greffent, sans ordre normatif, sur des objets.
Ainsi la notion métaphysique d’être doit céder la place à la pure phénoménalité
d’événements transitoires, de singularités chaotiques, dont la logique, proche
de celle de Whitehead, peut être appréhendée à partir des images-mouvements,
révélées par l’image cinématographique, et dont l’effectivité peut être saisie
par une science des affects actifs.
Cette primauté
accordée à des singularités plurielles, purement phénoménales, paraît
significative de l’abandon des catégories inhérentes à l’esprit moderne, qui
était marqué par une rationalité unitaire et progressiste, confiante dans une
vérité-système. Jean-François Lyotard réinsère cette philosophie de la pluralité,
qu’il surcharge de la dimension conflictuelle d’une différence entendue comme
"différend", dans le sillage d’un âge postmoderne marqué par la
"fin des grands récits" totalisateurs, la prolifération de réseaux de
communication, de l’émergence de l’aléatoire, de la discontinuité, etc.
Jean-François Lyotard, après avoir mis l’accent, dans une perspective
freudo-marxiste, sur les dispositifs pulsionnels, promeut, dans le sillage de
la pragmatique anglo-saxonne du langage, la production sociale de micro-récits,
qui amènent à détrôner l’ancien monothéisme, au profit d’une vision du monde
païenne, où coexistent et s’affrontent les multiples jeux et perspectives sur
le réel. Le philosophe se fait ainsi le témoin et le théoricien de la perte de
réalité qui accompagne aujourd’hui, dans nos sociétés, l’ère du vide (G.
Lipovetsky), la médiatisation généralisée de la vie (J. Baudrillard) ou la
vitesse instantanée des technologies de la communication (P. Virilio).
Le dialogue avec la
philosophie allemande, avec Husserl et Heidegger, en particulier, permet
cependant d’autres approches de la question du sens, qui ne renoncent pas à la
référence à une vérité transcendante. Car la phénoménologie, dans son
application existentielle, individuelle ou sociale (L. Binswanger, E. Fink, E.
Strauss...) comme l’herméneutique, issue de l’exégèse théologique, surtout
protestante (H. G. Gadamer), conduisent à déplacer la question du sens, de
l’universalité formelle et objective des énoncés vers une expérience
subjective, incarnée, du discours et de la représentation; mais, par là, elle
rencontre aussi, dans l’expérience de réceptivité ou d’activité du sujet, une
dimension de profondeur et de transcendance du sens. L’analyse phénoménologique
(que beaucoup de philosophes ont d’ailleurs introduite en France en traduisant
les œuvres de Husserl) découvre ainsi combien notre rapport au corps et à ses
mouvements, au monde habité (Umwelt ) et aux autres (la personne comprise comme
alter ego) participe à la constitution d’une compréhension préréflexive du
donné. Il importe, dès lors, de saisir déjà l’émergence du sens dans le
sensible lui-même, ce qui conduit à privilégier l’expérience perceptive (M.
Merleau-Ponty), voire celle de l’affect primaire (jouissance-souffrance) en
tant qu’expression a-représentative de la vie (M. Henry). L’œuvre d’Emmanuel
Lévinas met l’accent sur la découverte immédiate d’un infini, d’un au-delà de
l’être, à partir de la relation à autrui, dont le visage devient un mode de
présence de ce qui dépasse la représentation. Paul Ricœur, dans le cadre d’une
philosophie réflexive qui veut comprendre le sujet comme soi, à travers la
médiation des signes et des œuvres, recentre l’appropriation du sens sur
l’imagination symbolique, qui permet par des symboles et des mythes de
configurer l’expérience temporelle (mimesis narrative) ou d’accueillir une
pensée excédant les outils du langage. À l’opposé, donc, des courants
immanentistes, ces démarches, souvent héritières du spiritualisme et de
l’existentialisme français d’avant-guerre (M. Blondel, E. Mounier, J. Nabert,
G. Marcel), parfois même inspirées par une tradition religieuse plus ou moins
laïcisée, découvrent dans la structure du sujet, en tant qu’être au monde, une
ouverture sur un horizon, sur une altérité, sur un infini. La différence
originaire, considérée dans un sens purement horizontal par les philosophies de
la déconstruction, redevient ainsi verticale, sans autoriser cependant un
retour à un discours ontologique vraiment affirmatif. Ce même climat
intellectuel a d’ailleurs favorisé aussi une réinterprétation, de type
phénoménologique, des expériences mystiques ou théophaniques des différentes
traditions religieuses du monothéisme (christianisme et islam, surtout), qui
reposent sur la réalité d’une intuition supra-empirique, permettant au sujet,
en particulier par la médiation de l’image, de se mettre en présence de
l’absolu divin (H. Corbin, C. Jambet, J.-L. Marion, J.-L. Chrétien, J.-L.
Vieillard-Baron...).
Vers
un paradigme esthétique
Dans ce contexte,
le discours sur "la fin de la métaphysique", la prise en compte de
l’expérience de la négativité, de l’absence, de l’ouvert amènent bien des
philosophes à privilégier le champ de l’esthétique au détriment du spéculatif.
Autrement dit, la création d’œuvres d’art (poiesis ) et l’expérience de la
réceptivité (aisthésis ) de leurs formes apparaissent aux philosophes comme des
objets privilégiés d’études ou comme des voies alternatives pour rendre compte
de la production ou de la manifestation du sens, dans la mesure où l’image et
la sensation se substituent à l’instance déficitaire du concept abstrait pour
appréhender la question de l’être et du néant. Dans ce cadre, l’art devient,
depuis Heidegger surtout, le champ d’investigation, plus ou moins poétique ou
métaphysique, de catégories suprarationnelles _ l’infini, le sacré, le sublime
_, en tant qu’elles manifestent les limites de saisie du sens.
La description de
la perception des couleurs, des formes et des rythmes d’un poème ou d’un
tableau permet ainsi de cerner une phénoménalité originaire, préobjective, où
les frontières entre le monde et la conscience sont encore indistinctes et
mouvantes, et de saisir des traces, des empreintes, des échos sensibles d’un
proto-monde, plus que d’un autre monde séparé, qui nous donne l’idée de la
présence asymptotique de l’Être (M. Merleau-Ponty, H. Maldiney, J. Garelli, M.
Richir...). Simultanément, on assiste à une relecture de la Critique de la
faculté de juger de Kant, pour qui le sublime, à la différence du beau,
recouvre une expérience subjective de l’infinité et de la totalité qui dépasse
toute représentation (idéelle et figurée). Le sublime esthétique permet ainsi
de penser un au-dehors du sensible qui ne se confond pas avec un intelligible,
mais qui anime, meut le sujet, en le faisant tendre vers un infini (J. Derrida,
J.-L. Nancy, J.-F. Lyotard, M. Richir...). Le sublime devient même une
catégorie esthétique du politique, puisque, à travers lui, on peut rendre
compte d’un mode de présentation suprarationnelle de la loi morale ou des fins
de l’humanité qui maintient, dans l’histoire, la tâche d’une progression à
l’infini, sans être récupéré par un discours rationnel soupçonné de devenir
totalitaire. L’esthétique permet enfin d’attester, dans le prolongement des
analyses de Walter Benjamin et Theodor Adorno, que l’œuvre d’art n’est pas
vraiment destinée à objectiver une valeur (le beau), à exprimer un sens, à
susciter une "jouissance esthétique"; au contraire, l’œuvre est
toujours en manque du sens à exprimer, de sorte qu’elle ne peut que se
poursuivre à l’infini (M. Blanchot). L’écriture, qui supplante la notion de
littérature, n’est pas d’abord messagère d’un sens, mais une expérience qui
tente de dire l’indicible, dans une sorte de blanc des signes (annoncé déjà par
Mallarmé) ou par une violence destructrice et consumatoire (défendue par A.
Artaud et G. Bataille). Ainsi, parallèlement au nihilisme des artistes
contemporains, dont les œuvres témoignent souvent de la mort de l’art (M.
Dufrenne), certains philosophes s’engagent dans une sorte de voie apophatique,
où le vide, l’inachevé, le fragmentaire peuvent seuls tenir lieu de
représentation de ce qui est posé comme irreprésentable. L’esthétique est, de
nos jours, à la fois restée un mode de spéculation philosophique privilégié sur
le temps, la représentation, les passions, le goût (N. Grimaldi, L. Marin, L.
Ferry, O. Mongin...), et devenue l’un des paradigmes dominants du monde
contemporain, dont elle sert à comprendre le vécu instable et subjectif. La
question de l’art a ainsi fécondé la plupart des réflexions sur l’identité et
la différence, sur la forme et l’informe, sur la présence et l’absence, qui
permettent de sortir de la rationalité identitaire, tenue pour la source des
apories et des dérives de la pensée européenne (M. de Dieguez).
Le
retour de l’éthique
Le discours sur
l’engagement révolutionnaire, après la Seconde Guerre mondiale, avait amené à
se désintéresser de la réflexion morale (à l’exception d’œuvres solitaires
comme celles de V Jankelevitch et d’É Weil), puisque le bien et le mal
paraissaient clairement objectivés par l’idéologie marxiste. Les "nouveaux
philosophes", à la fin des années 1970, ont exhumé l’interrogation éthique
pour juger et remettre en question une politique totalitaire. Les années 1980
ont ainsi contraint maints philosophes, qui avaient souvent adhéré au marxisme,
à se poser à nouveau la question éthique de l’action et surtout des modèles
socio-politiques légitimables. Dans ce cadre, les grands postulats d’analyse
vont être soumis à un changement profond: l’espoir en l’avènement futur d’une
humanité nouvelle fait place à un sens de la responsabilité et de la solidarité
au présent (discours humanitaire); l’appel à une violence émancipatrice (par la
lutte de classes et la révolution internationale) est remplacé par la
revendication d’un ordre juridique universel (les droits de l’homme), qui doit
garantir sécurité des personnes et paix internationale; la critique de l’État
contractuel comme superstructure idéologique cède devant le besoin de refonder
la démocratie sur une rationalité dialogique. La question reste alors de savoir
si le philosophe doit participer activement à l’instauration de nouvelles
normes politiques et morales, qui seraient en accord avec le devenir de
sociétés postindustrielles, ou s’il faut avant tout qu’il repense en leur
fondement ces questions, fût-ce en revenant à leurs expressions anciennes (dans
le prolongement des travaux de L. Strauss et de H. Arendt, qui ont réhabilité
la pensée politique prémoderne) ou en s’attribuant une mission de vigilance et
de harcèlement à l’égard de l’État au nom d’un contre-pouvoir moral.
Certes, la
philosophie marxiste, qui perdit en quelques années son rôle de référence
obligée (en dépit de l’influence de la réinterprétation marquante conduite par
L. Althusser), n’a pas perdu son identité et veut participer à un
renouvellement du marxisme, déjà engagé par Henri Lefebvre ou Cornelius
Castoriadis, mais adapté aux temps présents; elle tente ainsi, souvent au
contact du pragmatisme américain ou de la pensée de Gramsci, de définir de
nouveaux instruments de transformation sociale (A. Touraine). Par ailleurs,
l’école de Francfort, qui avait déjà opéré une critique du marxisme dans les
années 1970, en remettant en cause la rationalité scientifique et historique,
devient progressivement en France un courant de recherches politiques et
morales influent. Les récentes conceptions de Jürgen Habermas, marquées par les
travaux de la philosophie analytique et du pragmatisme, incitent à refonder un
espace de discussion démocratique, dans un sens postmarxiste mais aussi
postkantien. En lieu et place de la souveraineté de la raison individuelle,
instituée par les Lumières, la vie politique démocratique peut être réactivée
dans le cadre d’une rationalité intersubjective, favorisée par des techniques
de communication actuelles, qui permettent aux membres de la société d’entrer
en discussion, de manière responsable, pour s’entendre sur le bien commun..
Néanmoins, la
réconciliation possible avec l’État démocratique et la société technologique ne
va pas de soi. Car de nouveaux pouvoirs ont été mis au jour, qui créent des
formes inattendues d’oppression. À partir de travaux sur l’histoire de la
psychiatrie, Michel Foucault a dégagé un modèle d’analyse politique fondé sur
le pouvoir de l’exclusion qui a servi, pour beaucoup, de relève aux analyses
marxistes orthodoxes. Le corps social n’est pas réductible, en effet, à la
seule domination centrale et visible de l’État, mais est traversé par un réseau
de forces et de relations qui démultiplient la figure du pouvoir et exercent un
effet disciplinaire sous couvert du savoir, en particulier de celui des
sciences humaines. Dans ce contexte, le modèle d’émancipation révolutionnaire
se révèle inadapté, car il ne tient compte ni des discontinuités historiques ni
de l’organisation des strates de la rationalité (nommées épistémè ), qui ne se
résument pas à l’idéologie dominante. Aussi la lutte politique doit-elle
contourner l’opposition frontale avec l’État, en suscitant des minorités
critiques et activistes. Ainsi, pour beaucoup de théoriciens, l’ancienne
problématique de l’aliénation sociale de l’individu se voit remplacée par celle
des processus d’exclusion de minorités sociales (femmes, immigrés, délinquants)
ou, plus récemment, par la critique de la renaissance des identités ethniques
et nationales, qui sont considérées comme la nouvelle forme du mal politique.
À la différence de
ces analyses critiques, qui s’inspirent souvent de la généalogie des forces ou
de la critique de la rationalité nietzschéenne pour mieux affronter des
phénomènes tenus pour inédits, d’autres démarches philosophiques se veulent
résolument néo-modernes. L’après-marxisme impose, dès lors, un travail de
refondation des principes du siècle des Lumières et la réinterprétation d’une
rationalité politique liée à la société civile, à l’État de droit, et surtout
aux droits de l’homme (C. Lefort, J.-M. Domenach). Partant du constat que la
politique reste régie par des rapports de forces, ces engagements
philosophiques veulent au moins en freiner l’hégémonie en la soumettant à la
régulation juridique; il s’agit d’opposer à l’arbitraire de certains
gouvernements ou aux lacunes de certains droits nationaux un respect
inconditionnel des droits universels de l’homme, qui obligent moralement tout
pouvoir à garantir des droits élémentaires à tout citoyen (A. Renaut-L. Ferry).
La philosophie des droits de l’homme, dont certains cherchent à clarifier
encore les fondements, théologiques ou rationnels (B. Barret-Kriegel, M.
Gauchet), ou à évaluer le statut par rapport au présumé droit des peuples à
assumer leurs spécificités culturelles (le "droit à la différence"),
est considérée ainsi comme l’expression majeure de l’impératif moral dans le
champ sociopolitique. De ce point de vue, la philosophie critique de Kant
demeure le point de passage, obligé et indépassable, pour définir des normes
instituantes et régulatrices de l’agir pour l’individu et pour la cité.
Cette philosophie
des droits de l’homme laisse cependant pendante, dans bien des cas, la question
de la justice sociale. Sa réactualisation, dans un contexte postmarxiste, est
largement tributaire de la pénétration, dans la philosophie continentale, des
thèses développées dans le monde anglo-saxon, souvent dans le sillage de
l’utilitarisme. Dans cette perspective, l’analyse de la morale publique déplace
le point de vue abstrait du citoyen vers celui de l’individu concret, doté de
besoins et de désirs, et qui évalue toutes les situations sociales en fonction
des avantages et des peines qu’elles induisent. Nombre d’observateurs du temps
présent témoignent d’ailleurs de l’actualité de ce tournant philosophique en
décrivant la cristallisation, dans nos sociétés, d’une morale des apparences,
consensuelle et hédoniste, qui fait un appel pressant à des valeurs altruistes
et généreuses, mais dans la limite où elles sont compatibles avec le
"bien-être ensemble" (G. Lipovestky...). Certaines analyses
radicales, ultralibérales, comme celles de Friedrich August von Hayek, selon
lesquelles une société de liberté devrait même se défendre de réglementer la
justice sociale, parce que peu compatibles avec la tradition de pensée
française, ont été supplantées par l’accueil fait aux thèses de John Rawls,
pour qui une société démocratique peut parvenir, dans le respect d’inégalités
naturelles tenues pour indépassables, à s’entendre sur un bien commun, qui
apporte le maximum d’avantages et le minimum de maux à l’ensemble des membres
d’une société (J.-P. Dupuy). Ces perspectives résultent donc d’une sorte de compromis
entre le réalisme de la conscience commune et une exigence d’universalité des
énoncés, héritée du kantisme.
Si moraliser la vie
sociale est redevenu une préoccupation primordiale pour beaucoup, la confiance
en l’efficace d’une morale publique reste inégalement partagée. Il est certes
illusoire de vouloir porter la morale au pouvoir mais on peut, au moins,
mobiliser inlassablement les consciences individuelles pour faire naître un
contre-pouvoir contraignant pour les institutions (A. Glucksmann, B.-H. Lévy).
On n’est souvent pas loin de conclure alors que la morale et la politique sont
incompatibles et qu’il importe d’abord que chacun parvienne, par lui-même, à
une réalisation éthique de sa vie. C’est pourquoi on voit renaître des discours
de sagesse philosophique, souvent éclairés par les pensées antiques, qui
portent avant tout sur la responsabilité de soi-même et la quête personnelle du
bonheur. La question éthique donne naissance à deux courants, l’un s’appuyant
plutôt sur une tradition religieuse, l’autre adoptant plutôt une philosophie
matérialiste de la vie. Dans la première direction, l’éthique s’inscrit dans un
horizon de transcendance, soit explicitement religieux (J. Ellul, J. Brun, C.
Bruaire...), soit actualisé à partir d’une analyse phénoménologique ou
herméneutique. Paul Ricœur situe ainsi la destination éthique dans une relation
du sujet à sa propre ipséité, qui rend possible l’accomplissement d’une vie
vertueuse, dans le sens d’Aristote, conjuguée avec le souci de l’autre,
inséparable d’une communauté politique, tel que l’a développé le christianisme.
Emmanuel Lévinas, dans le prolongement du judaïsme, fonde la vocation éthique
sur un pur face-à-face avec autrui, qui nous fait découvrir, par sa seule
présence, la loi morale. Dans les deux cas, la relation interpersonnelle,
souvent revalorisée par la dimension dialogique du langage (F. Jacques),
devient la forme suprême de l’éthique, sur fond cependant d’une certaine
déréliction et d’une finitude ontologique. Dans une seconde direction, la réflexion
éthique, tout en prenant en charge la nouvelle dimension du mal, engendrée par
la violence totalitaire, récuse toute espérance sotériologique. Souvent
inspirées des morales stoïciennes ou épicuriennes, ces démarches proposent à
chacun de trouver une sagesse tragique du bonheur dans le seul rapport à soi,
dans la réconciliation de l’être et de la vie, indépendamment de toute
disjonction entre une réalité, marquée par le péché, et un salut fondé sur le
renoncement comme le propose le christianisme (M. Foucault, M. Conche, C.
Rosset, A. Comte-Sponville).
Enfin, quelques
philosophes français se sentent appelés, tardivement, à participer aux débats
sur l’éthique appliquée aux grands problèmes posés par le développement de la
société techno-scientifique: bioéthique, éthique des affaires, de
l’information, etc. La pollution de la nature et les techniques de reproduction
humaine assistée amènent à se reposer la question des limites de la praxis et
de la valeur de l’ordre naturel. Il s’agit en particulier de savoir si l’homme
est tenu à une responsabilité nouvelle devant l’avenir de l’humanité, comme le
soutient Hans Jonas, et dans quelle mesure la nature peut représenter un ordre
normatif ou sacré (F. Dagognet, M. Serres, L. Ferry).
Complexité
des sciences et philosophie de la nature
La tentation des
philosophes français contemporains à se désintéresser des méthodes propres aux
sciences expérimentales et de leurs nouvelles conceptions de la nature (M.
Heidegger, J.-P. Sartre), au profit de spéculations idéalistes à partir du
langage, s’est vue contrariée, depuis quelque temps, par une production
croissante de modèles épistémologiques et de conceptions philosophiques de la
nature par les scientifiques eux-mêmes. En conséquence, certains philosophes se
tournent à nouveau vers les pratiques et les représentations de ces sciences,
qui permettent aussi de réactiver des interrogations sur la morphologie
générale de la nature, le temps cosmologique, les processus évolutionnistes et,
finalement, la complexité du monde, qui contrastent avec les modèles
déterministes, combinatoires et formalistes produits par les sciences humaines
dans les années 1950-1960 (linguistique, psychanalyse, ethnologie, etc.).
D’une part, la
place culturelle prestigieuse de la science incite à reprendre la question
traditionnelle du statut général de ses représentations et de ses discours à
partir d’une réflexion sur les rapports entre la logique, le langage et la
réalité. Les débats ouverts par le cercle de Vienne, par Bertrand Russel, par
Karl Popper et surtout par Ludwig Wittgenstein font l’objet de développements
féconds (J. Bouveresse). Logique, mathématiques, physique et sciences humaines
permettent de reprendre les questions traditionnelles du réalisme et du
nominalisme des idées, de l’intuitionnisme et du constructivisme ainsi que des
systèmes classificatoires (J. Vuillemin, G.-G. Granger, J.-T. Desanti, J.
Largeault).
D’autre part, si le
renouvellement des savoirs en astrophysique, en physique quantique, en biologie
moléculaire a favorisé un regain d’intérêt pour les procédures de connaissance,
il a aussi conduit à renouveler la représentation de la nature, dans la
continuité des problématiques de l’ordre et du désordre, de l’invariance et du
changement imprévisible. Il s’agit surtout de rendre intelligible la genèse des
formes dans une nature soumise à la flèche irréversible du temps, sur un plan
cosmologique, physique aussi bien que biologique (I. Prigogine). Ces
spéculations ont permis de faire apparaître un réseau de nouveaux paradigmes: celui
de la complexité, qui implique la prise en compte, dans l’investigation du
réel, des rapports de partie à tout, des niveaux hiérarchiques d’organisation,
des rétroactions, des changements brusques de formes (E. Morin); celui du chaos
auto-organisateur (H. Atlan) qui permet de comprendre l’émergence, dans des
situations de déséquilibre énergétique, d’un ordre nouveau; celui de la
systémique (inspirée de L. von Bertallanffy), qui revalorise dans l’étude des
phénomènes l’organicité dialectique des architectoniques au détriment du
mécanisme linéaire, jusqu’à en faire une logique générale des représentations
et des actions. Il reste à savoir si ces processus et ces structures renvoient
à une indétermination foncière de la nature ou permettent de reconduire une
morphogenèse déterministe (R. Thom, J. Petitot), inspirée des modèles
platoniciens ou aristotéliciens de la matière et de la forme.
Au-delà de ces
débats proprement épistémologiques émergent quelques œuvres transversales et
plus synthétiques, qui tentent de saisir, dans une tradition marquée par Gaston
Bachelard ou Raymond Ruyer, le mouvement même de la rationalité scientifique
contemporaine dans la diversité de ses champs d’application (F. Dagognet), dans
la plasticité nouvelle des catégories de flux, de turbulences et de réseaux (M.
Serres), dans ses relations avec la non-rationalité, religieuse ou mythique (H.
Atlan). Plus récemment, cette connaissance des mécanismes de la nature, en
particulier du cerveau, est devenue un véritable programme interdisciplinaire
de recherche, fondé sur la connexion de travaux conduits dans les domaines de
la neurobiologique, de la psychologie cognitive, des techniques d’intelligence
artificielle. Ce programme attire de plus en plus de philosophes, qui en
attendent des informations positives devant aider à trancher entre des
hypothèses anciennes sur les rapports entre perception, image et conception,
entre acquis et inné, entre machine et esprit, etc. En fin de compte, la nature
ne semble plus réductible à une juxtaposition de parties homogènes à la manière
d’un mécanisme. Les spéculations sur son être et son devenir peuvent même
inciter à reconstituer une véritable philosophie de la nature, intermédiaire
entre les sciences empiriques et la métaphysique, qui n’exclut pas le recours à
des formes informatives et à des plans de réalité supra-empiriques (R.
Ruyer...). Les sciences de la nature permettent donc paradoxalement _ au moment
où les philosophies de la différence optent pour un pluralisme nomade _, de
réactualiser la recherche d’un ordre, qui n’est pas entièrement réductible à sa
phénoménalité immanente.