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L'Etat

Les définitions de l’État sont innombrables. Cette multiplicité tient à la diversité des points de vue auxquels se placent leurs auteurs. Le géographe identifie l’État à un territoire, le sociologue le confond avec le fait de la différenciation entre gouvernants et gouvernés, l’historien y voit une manière d’être de la nation, le juriste l’assimile à un système de normes (H. Kelsen), le philosophe le tient pour "la substance éthique consciente d’elle-même" (Hegel), l’économiste, selon l’école dont il se réclame, le considère comme l’autorité planificatrice suprême ou, avec F. Bastiat, comme "la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde". Le poète lui-même propose son interprétation, soit qu’il dénonce dans l’État "le plus froid des monstres froids", soit qu’il le pousse à être "le mur qui entoure le jardin où poussent les fleurs et les fruits d’humanité" (Hölderlin).

Ces définitions n’ont pas plus de valeur que celles par lesquelles le carabin légitime sa spécialité en disant que l’homme est un tube digestif ou une colonne vertébrale. Apparemment plus satisfaisantes sont les définitions éclectiques qui associent dans une même notion des éléments matériels tels que la population et le territoire et un élément spirituel: la puissance de domination. Avec quelques nuances, elles se ramènent à la formule de R. Carré de Malberg (Contribution à la théorie générale de l’État , 1921) selon qui l’État "est une communauté d’hommes, fixée sur un territoire propre et possédant une organisation d’où résulte pour le groupe envisagé dans des rapports avec ses membres une puissance suprême d’action, de commandement et de coercition". À la réflexion cependant, il apparaît que cette définition est difficilement utilisable en raison de son défaut d’homogénéité. En additionnant des moutons avec des moutons on obtiendra un troupeau, mais en ajoutant le pré et le berger, le résultat ne sera qu’une notion confuse.

L’État, support du pouvoir politique

Les difficultés que le langage éprouve à rendre compte de l’État proviennent de ce qu’il n’appartient pas au monde des phénomènes concrets. Nul ne l’a jamais vu. Et comme on ne peut cependant douter de sa réalité, c’est qu’elle est d’ordre conceptuel. L’État est une idée.

L’État comme artifice

Si l’État est une idée, il n’existe que parce qu’il est pensé. C’est dans la raison d’être de cette pensée que réside son essence. Cette raison n’est pas mystérieuse; elle est d’une simplicité aveuglante: l’homme a inventé l’État pour ne pas obéir à l’homme. L’idée de l’État procède du souci de détacher les rapports d’autorité à obéissance des relations personnelles de chef à sujet. Il suit de là que l’État est le support d’un pouvoir qui transcende la volonté individuelle des personnalités qui commandent.

Si toutes les sociétés politiques, depuis les plus primitives jusqu’aux plus raffinées, comportent toujours un pouvoir prétendant prendre en charge les intérêts communs du groupe, ce pouvoir ne revêt pas toujours les mêmes formes. Dans les peuplades primitives, il est anonyme en ce sens qu’il s’identifie au pesant conformisme qu’imposent les traditions, les coutumes ou les croyances. À un stade plus évolué, lorsque les nécessités économiques ou les luttes avec les groupes voisins exigent l’intelligence et l’initiative d’un chef, le pouvoir s’incarne dans un homme, le plus fort, le plus sage ou le plus habile. Peu importe la manière dont il est désigné; ce qui caractérise son autorité, c’est qu’il l’exerce comme une prérogative qui lui est personnelle parce qu’il ne la doit qu’à des qualités qui lui sont propres. C’est cette forme de pouvoir que Max Weber qualifie de pouvoir charismatique. Elle s’établit partout où le chef commande parce qu’il est lui et non un autre. Les relations de commandement à obéissance sont des relations personnelles dont le régime féodal illustre la généralité.

Seulement, ce pouvoir individualisé, s’il offre d’incontestables avantages quant à la cohésion du groupe social et à l’affirmation de son autonomie, ne peut survivre à partir du moment où la conscience politique des gouvernés devient plus exigeante. Assurément on sait qui commande, mais on ignore qui a le droit de commander. Ce droit doit être conquis de haute lutte, et la manière même dont il s’établit discrédite son fondement. Si le chef doit d’abord imposer son titre les armes à la main, si un échec l’élimine, si le succès le consacre, c’est que son autorité n’est due qu’à sa chance ou à sa force. Ce n’est pas là une légitimité suffisante puisqu’elle n’exclut pas la possibilité d’arbitraire de la part des personnalités qui disposent des prérogatives de la puissance. D’autre part, incarné dans un homme, le pouvoir disparaît avec lui. Jointe au défaut de légitimité, cette absence de continuité crée une situation fâcheuse aussi bien pour les gouvernants, dont l’autorité peut toujours être menacée par des rivaux, que pour les gouvernés, toujours victimes des luttes dont le titre au commandement est l’enjeu. Cet inconvénient fut vivement ressenti à l’époque même où il produisait ses redoutables effets. J. Bodin en témoigne (La République , liv. I, chap. VIII), et Machiavel ne cesse d’être hanté par le souci d’assurer au pouvoir la durée sans laquelle il ne peut rien accomplir de grand.

C’est pourquoi s’est fait jour l’idée d’une dissociation possible entre le pouvoir et celui qui l’exerce. Mais si le pouvoir cesse d’être incorporé dans la personne du chef, il ne peut cependant demeurer sans titulaire. Ce support, ce sera l’État envisagé comme siège de l’autorité politique. Il peut donc être défini comme le titulaire abstrait et permanent du pouvoir dont les gouvernants ne sont que les agents d’exercice essentiellement passagers.

Ainsi, c’est se satisfaire d’une analyse trop sommaire que de voir un État dans toute société où existe une différenciation entre les forts qui commandent et les faibles qui obéissent. Le vrai, c’est que "les origines de l’État doivent se prendre alors seulement que commence à exister un organisme qui, aux hommes du XVIe siècle, apparut comme assez neuf pour qu’ils sentissent le besoin de le doter d’un nom: un nom que les peuples, à la même époque, se repassèrent aussitôt l’un à l’autre" (L. Febvre, introduction à L’État , tome X de l’Encyclopédie française ). L’État n’est donc pas un phénomène "naturel" comme le clan, la tribu, ou la nation. Il est construit par l’intelligence humaine à titre d’explication et de justification du fait social qu’est le pouvoir politique. Il n’a de réalité que conceptuelle.

Assurément on pourrait faire valoir que, création de l’esprit, l’idée de l’État n’est qu’un fantasme ou une superstition née de l’imagination, qui n’est jamais plus inventive que dans la crainte. L’univers politique, univers magique, n’est-il pas empli de ces croyances et de ces symboles sans lesquels, livré aux seuls impératifs d’une objective rationalité, il cesserait d’être? Si, cependant, l’État ne désignait qu’un de ces mythes dont est fertile l’imagination fabulatrice des foules que trouble le spectacle du pouvoir, son inconsistance ne manquerait pas de se révéler à la réflexion. Or il n’en est rien. Pour être de l’ordre des idées et non des phénomènes concrets, l’État n’en est pas moins une donnée dont il est impossible de nier la réalité sans s’interdire, du même coup, la compréhension de faits, qui, eux, sont observables. L’État ne crée pas l’autorité, mais il en affecte les formes; l’obéissance qu’il exige n’est pas de la même nature que celle que requiert le chef qui commande; il dure quand les gouvernants passent; il favorise un rapprochement des individus que leurs options partisanes divisent; il met quelque grandeur dans la vie politique qui, sans lui, ne refléterait que la médiocrité des hommes. Et, surtout, en dissociant le fondement de l’autorité des qualités propres à celui qui l’exerce, il permet de subordonner l’ordre donné au respect de conditions préétablies. C’est dire qu’il est nécessaire pour soumettre des gouvernants au droit: dès lors qu’ils ne mettent pas en œuvre une puissance qui leur est personnelle mais celle qui appartient à l’État, leurs volontés ne pourront lui être imputées que dans la mesure où elles seront émises sur les matières et selon les procédures qu’autorise leur statut d’agent d’exercice du pouvoir. Par là même, en assujettissant les gouvernés aux règles qui ne valent que parce qu’elles sont émises sous couvert de l’État, sa seule existence restitue à l’obéissance une dignité que la soumission à un homme risquerait de compromettre.

L’État comme institution

Effets de croyance que tout cela? Peut-être. Mais quand les croyances s’incarnent, quand elles s’avèrent capables de soutenir un pouvoir durable, quand elles lui assurent une assise suffisamment solide pour lui permettre de se détacher des représentations qui lui ont donné naissance, quand elles inscrivent dans l’histoire une trace qu’aucun scepticisme ne peut effacer, alors une réalité s’affirme dont il serait puéril de contester l’authenticité sous prétexte qu’elle n’a d’existence que conceptuelle.

C’est qu’en effet, une fois détaché des personnalités qui mettent en œuvre ses prérogatives, le pouvoir n’est pas réduit à l’inconsistance d’un ectoplasme. Il s’inscrit dans l’institution étatique, de telle sorte que l’on peut dire que l’État c’est le pouvoir institutionnalisé et, par extension, l’institution elle-même dans laquelle s’incarne le pouvoir. Une institution est une entreprise au service d’une idée, organisée de telle façon que, l’idée étant incorporée dans l’entreprise, celle-ci dispose d’une puissance et d’une durée supérieures à celles des individus par lesquels elle agit. Dans l’institution étatique, l’idée est la représentation dominante dans le groupe quant à l’ordre social désirable. Cette représentation, soit par le nombre des individus dans l’esprit desquels elle se forme, soit par l’habileté ou la puissance de ceux qui parviennent à l’imposer, constitue l’assise du pouvoir (cf. POUVOIR). C’est donc elle qui, par l’institutionnalisation du pouvoir, devient l’énergie animatrice de l’institution étatique.

Certes, l’idée d’œuvre en fonction de laquelle s’agence l’appareil de voies et moyens par où s’extériorise l’institution est susceptible d’infinies modalités. Sa consistance est déterminée par le degré d’évolution du groupe, par l’image qu’il se fait d’un avenir souhaitable, par ses traditions, mais aussi par l’écho qu’y rencontrent les philosophies politico-sociales dont les rivalités animent la vie politique. C’est ainsi que l’on parlera d’un État libéral, d’un État socialiste, d’un État corporatif. Mais toujours, sous-jacent à l’idée, il y a le souci de maintenir ou de renforcer la cohésion du groupe de telle sorte que ses membres puissent aborder ensemble leur destin. Si la politique divise les hommes, l’État délimite le cadre de cet affrontement en fixant les bornes au-delà desquelles l’éclatement de la communauté rendrait toute politique illusoire, faute de terrain où situer ses objectifs. Et il ne s’agit pas là d’une hypothèse d’école.

Le propre de l’institution est ainsi de régulariser la vie politique et, d’abord, d’imposer aux gouvernants un statut dont le respect conditionne le caractère juridiquement obligatoire de leurs volontés. En effet, dès lors que leur puissance n’a pas sa source dans une qualité qui serait inhérente à leur personne, il leur faut un titre pour gouverner. Ce titre, ils le trouvent dans la Constitution [cf. CONSTITUTIONS POLITIQUES] qui définit les conditions d’obtention du droit de commandement et les procédures selon lesquelles il doit être exercé. Elle détermine le processus au terme duquel des volontés qui, en elles-mêmes, sont des volontés humaines seront imputées à l’État et bénéficieront à la fois de l’autorité qui s’attache à la règle de droit et de la sanction que procure l’intervention de la puissance publique.

L’État, alibi du pouvoir

On conçoit donc que les forces qui s’affrontent sur la scène politique cherchent à investir l’État pour qu’il marque de son sceau leurs objectifs et leurs exigences. Dans cette perspective, l’État apparaît alors comme l’enjeu de la lutte politique et, à la limite, comme une sorte d’alibi dont se couvriront les forces qui ont triomphé, en imposant comme volonté de l’État les exigences inscrites dans leur doctrine ou leur programme.

L’État, enjeu de la lutte politique

Il est rare qu’une société politique soit à ce point homogène que tous ses membres communient dans une représentation unique de l’ordre désirable. En fait, il existe une diversité d’images du futur souhaitable. Lorsqu’elles sont suffisamment persuasives, elles constituent autant de thèmes relatifs à l’aménagement des rapports sociaux. Selon le processus inhérent à la genèse de tous les pouvoirs, ces images suscitent des énergies tendant à les réaliser; elles donnent naissance à des pouvoirs. Comme, par hypothèse, ces pouvoirs n’ont en eux-mêmes aucune qualité juridique qui leur permette de s’imposer, on peut les désigner sous le nom de pouvoirs de fait.

C’est la concurrence de ces pouvoirs qui anime la dynamique politique. Il faut bien comprendre, en effet, que le pouvoir institutionnalisé ne peut régner par le seul attrait de l’idée qu’il incarne. D’abord, cette idée n’a que la valeur d’une directive très générale; elle définit seulement le style d’ensemble dont l’exercice de la fonction politique doit marquer la structure du groupe pour assurer sa pérennité. D’autre part, elle est susceptible d’évolutions. L’État, siège d’un pouvoir abstrait, ne pourrait les enregistrer si des volontés humaines n’en faisaient valoir les impératifs. Enfin, il va de soi que des décisions sont nécessaires pour faire passer dans la réglementation les normes dont l’observation est requise pour que l’ordre existant se transforme conformément à la représentation de l’ordre désirable. Ce sont ces évidences que le langage juridique traduit en disant que l’État ne saurait se passer d’organe. Et c’est précisément ce titre d’organes de l’État qui est l’objet de la compétition entre les pouvoirs de fait. On comprend l’âpreté de la lutte si l’on veut bien considérer qu’être organe de l’État, c’est décider en son nom, c’est-à-dire être maître de la machine à faire du droit. Or la règle juridique – à laquelle aucun comportement aussi bien individuel que collectif n’est, par nature, susceptible d’échapper – est un des instruments les plus efficaces pour transformer les sociétés. La lutte pour le pouvoir n’est pas autre chose que le combat où le vainqueur s’attribue compétence pour faire la loi.

État de partis et État partisan

Ici, cependant, une distinction capitale doit être introduite entre deux types d’États. Les uns acceptent que le pouvoir qui y est institutionnalisé soit sensible, dans son orientation, aux multiples pressions qui s’exercent dans la collectivité pour que la réglementation étatique prenne en considération telle ou telle catégorie d’intérêts ou s’inspire de telle ou telle finalité globale. Comme ces pressions se font sentir par l’entremise des partis politiques, l’État dans lequel leur jeu est tenu pour légitime est qualifié d’État de partis. Dans d’autres États, au contraire, cette action des partis est exclue. La finalité du pouvoir étatique est, une fois pour toutes, inscrite dans une doctrine ou une philosophie politico-sociale dont les termes ne sauraient être remis en cause. Et comme cette interprétation rigide et inaltérable de l’ordre désirable est exprimée par un parti unique – celui dont les dirigeants contrôlent les mécanismes étatiques –, on parlera d’un État partisan.

La distinction entre État de partis et État partisan rejoint celle qui constitue la ligne de clivage entre les deux types de démocratie, selon que le pouvoir y est ouvert ou clos [cf. DÉMOCRATIE]. Elle ne coïncide toutefois pas totalement avec elle car, si l’on ne conçoit pas d’État de partis dont le régime ne serait pas démocratique, en revanche il peut exister des États partisans où la démocratie est exclue. En réalité, l’État partisan n’est conciliable avec les exigences de l’idée démocratique que dans la mesure où l’on tient pour exact le postulat marxiste de l’homogénéité sociale réalisée par la révolution. Dans cette hypothèse, en effet, l’absence de division dans le corps social rend plausible l’unanimité des individus dans leur adhésion à une doctrine dont le parti est l’interprète et l’État le serviteur.

L’État de partis est celui qui existe partout où est institutionnalisée la compétition entre les diverses forces politiques cherchant à s’installer, par les voies légales, dans les agences officielles du pouvoir. Il est à prendre: que le plus fort ou le meilleur gagne! À le considérer rapidement, ce processus ne va pas sans affecter de quelque ambiguïté la notion même d’État. Puisque le parti qui l’emporte dans la lutte exercera le pouvoir étatique, la distinction entre l’État et les gouvernants ne tend-elle pas à s’effacer? Et si le pouvoir d’État est, en définitive, celui des plus forts, ne doit-on pas dénoncer l’hypocrisie de toutes les théories de l’État et, avec Marx, voir simplement en lui l’instrument d’oppression par lequel la classe économique favorisée établit sa domination sur la classe des travailleurs? Dira-t-on alors que, dans la lutte pour le pouvoir, la récompense du vainqueur sera de marquer de son sceau le drapeau de l’État? Admettra-t-on que l’État soit ce domaine offert au colonisateur d’un jour qui, à la faveur de ses armes, y introduit sa foi?

Si tel était le cas, force serait de constater que la notion d’État, conçue pour ennoblir le pouvoir en le détachant des passions humaines, n’est en réalité qu’un déguisement destiné à légitimer leur domination: de l’artifice on passerait à la mystification. Encore que l’observation de la vie politique incite souvent à formuler une conclusion pareillement désabusée, elle ne saurait être scientifiquement tenue pour définitive. L’État a une autre raison d’être que de servir de couverture au jeu des forces partisanes; il incarne un pouvoir autonome par rapport aux énergies que lui fournissent les partis, un pouvoir dont la nécessité ne procède pas seulement de vues théoriques, mais est établie, en fait, par le désordre qui s’installe dans la société lorsque, d’aventure, il lui fait défaut.

L’État, régulateur de la dialectique de l’ordre et du mouvement

De qui se réclament les gouvernants lorsqu’il s’agit d’obtenir des gouvernés des sacrifices que les partis en tant que tels ne consentiraient pas? De l’État. Quand les tensions sociales s’aggravent jusqu’à menacer la cohésion nationale, n’est-ce point l’unité de l’État qui est invoquée pour justifier l’intervention de la puissance publique? Quand un Premier ministre demande au Parlement une extension des prérogatives gouvernementales, ne justifie-t-il pas sa requête par la nécessité de renforcer l’autorité de l’État? Prétextes que tout cela! Non pas, car les hommes politiques ne professeraient pas de tels scrupules s’ils étaient inutiles. En invoquant l’État, ils savent que la collectivité acceptera de l’État ce qu’elle ne tolérerait pas d’un parti. De même, s’il s’avéra, sous la IIIe République, qu’un radical devenu ministre n’était pas nécessairement un ministre radical, c’est bien parce que l’exercice du pouvoir étatique impose des responsabilités qu’un homme de parti peut ignorer.

L’État arbitre

S’il en est ainsi, c’est parce que, dans une société dont la complexité se traduit inévitablement par des tensions internes, l’État apparaît comme la seule force capable de faire de l’ordre avec du mouvement. Il est seul à même d’imposer son arbitrage dans la concurrence des pouvoirs de fait.

Leurs luttes, si elles atteignaient leur paroxysme, détruiraient la société, et le même résultat serait atteint si l’un d’eux parvenait à réduire les autres au silence puisque alors la société s’étiolerait dans un conformisme mortel. L’univers politique est un ordre en mouvement, et ce que nous appelons stabilité sociale n’est qu’un équilibre de forces. Mais, cet équilibre n’est pas statique; c’est un équilibre dynamique qui se maintient par un constant rajeunissement de l’ordre. Et c’est précisément l’existence de l’État qui procure à cette dialectique le cadre qui lui permet d’aboutir à un dépassement et non pas à une destruction. En effet, le pouvoir étatique délimite la capacité de l’ordre à intégrer le mouvement. Le pluralisme des interprétations de l’ordre désirable stimule l’affrontement des pouvoirs de fait; le souci de faire pénétrer ces interprétations dans l’ordonnancement juridique positif oriente l’action des multiples forces politiques, mais c’est l’État qui détermine la mesure de leur victoire en définissant celles de leurs prétentions dont il fera son ordre. La règle qu’il établit combine, affine et synthétise une pluralité d’inspirations, ce qui est une manière de faire de l’un avec du multiple, c’est-à-dire de réaliser l’objectif politique fondamental, à savoir de concilier l’unité du pouvoir avec la bigarrure sociale.

Le pouvoir n’est pas une borne plantée au milieu de la société pour en immobiliser le cours. Il procède d’elle en même temps qu’il agit sur elle. S’il n’en reflète pas les exigences, il sera tôt ou tard emporté. Assurément, on peut concevoir (et il est parfois arrivé) que cette nécessaire solidarité entre le pouvoir et la conscience politique du groupe soit obtenue par une série de ruptures. À la suite de crises plus ou moins violentes, un pouvoir en remplace un autre, rétablissant ainsi, entre l’autorité politique et le projet social, la communauté que celui qui disparaît n’avait su garantir. Mais, sauf en cas de révolution, les choses se passent avec moins de brutalité. Dans le cours habituel de la vie politique, l’image de l’ordre social à maintenir ou à promouvoir qui constitue l’assise du pouvoir étatique est sans cesse remodelée par les gouvernants. Ils en précisent les contours, ils en déterminent la substance en fonction des responsabilités qu’ils découvrent, des résistances qu’ils rencontrent, des appels qui leur sont adressés. En ce sens, ils sont les "introducteurs" des aspirations sociales dans les décisions de l’État.

Toutefois, et c’est là l’essentiel, le pouvoir étatique n’est pas simplement un cadre formel recevant sa substance concrète de la volonté des partis ou des groupes qui en assument l’exercice. Sans doute le rôle des gouvernants n’est pas négligeable, mais ils ne sont habilités à le jouer que dans les limites d’un thème dont il ne leur appartient pas de fixer librement le sens. D’une part, ils sont liés par la constitution dont ils tiennent leur autorité. Cette subordination ne réside pas seulement dans le respect qu’ils doivent à des procédures; elle concerne également le contenu de leurs actes car il est rare que la constitution ne formule pas expressément ou implicitement (ne serait-ce que par la manière dont elle prévoit leur recrutement) les principes généraux que ne peuvent enfreindre les pouvoirs publics. D’autre part, en admettant même que la constitution n’ait qu’une signification procédurale, les gouvernants sont tenus par leur statut qui fait d’eux les agents d’exercice du pouvoir étatique. Or, si large que soit leur aptitude à en déterminer les objectifs, ils ne peuvent en altérer la finalité fondamentale qui est de garantir l’existence de la collectivité nationale. Il ne faut pas oublier, en effet, que le pouvoir qui est institutionnalisé est un pouvoir afférent à la société globale et qui ne trouve sa légitimité que dans le service qu’elle est en droit d’en attendre. Et quel service plus essentiel pourrait-elle en exiger que celui qui consiste à persévérer dans son être? C’est dire qu’à l’appui du pouvoir étatique, il y a un projet collectif qui ne se confond pas avec les visées partisanes. Ce projet, cette image de l’avenir attendu, cette volonté d’affronter ensemble un destin commun s’inscrivent dans l’idée de l’État. Et ce sont eux, par conséquent, qui le qualifient pour fixer la mesure dans laquelle l’intégration du mouvement à l’ordre est compatible avec sa propre finalité.

Et il est nécessaire qu’il en soit ainsi car, si l’État n’était pas le régulateur de la lutte politique, rien ne s’opposerait à ce que les gouvernants d’un jour ne s’érigent en juges souverains des décisions qu’ils estiment devoir être endossées par l’État. Dans ce cas, non seulement la constitution risquerait d’être violée, mais encore la dialectique de l’ordre et du mouvement, au lieu de se dérouler pacifiquement, retrouverait le cours heurté et dangereux qui la caractérise lorsque aucune puissance n’en arbitre le jeu.

L’État en quête d’une assise sociale homogène

Encore faut-il que l’État soit à même de remplir cette fonction. Il est pouvoir, certes, mais où ce pouvoir trouvera-t-il l’énergie nécessaire pour n’être pas désarmé? Dans la force? Mais quelle force, puisque ce pouvoir n’est qu’une entité? Dans une armée de mercenaires? Ce serait oublier que les polices d’aujourd’hui, pas plus que les janissaires de jadis, ne sont capables d’imposer un pouvoir durable. Dans les partis qui soutiennent les gouvernants en place? Mais pourquoi les partis se dessaisiraient-ils au profit de l’État d’une puissance qui a trouvé son plein emploi dès lors qu’elle leur a permis de s’installer dans les agences gouvernementales?

Le vrai, c’est que le pouvoir étatique n’a de réalité que dans la mesure où il dispose d’une énergie qui lui soit propre et que cette énergie, il ne peut l’obtenir que de son assise sociale. Or, comme les collectivités complexes que sont les sociétés politiques ne vont pas sans tensions internes provoquées par les hiérarchies sociales ou les structures économiques, le problème revient à y découvrir, au profit de l’État, le principe d’une adhésion qui transcenderait les divisions psychiques ou sociologiques inhérentes à toute société globale.

On a longtemps cru voir un obstacle majeur à une telle adhésion dans l’existence des classes sociales et spécialement de celle que l’on appelle la classe ouvrière. Selon une perspective marxiste, en effet, celle-ci oppose aux valeurs et symboles de la société globale ses propres évaluations. Pour ses membres, elle est une société qui se suffit à elle-même. La conscience de classe se refuse à toute pénétration par les modèles qui ont cours dans la collectivité nationale. C’est une conscience séparée qui conduit ceux qui en sont pénétrés à se situer en position de réfractaires. Il est donc vain d’imaginer une sorte de coexistence pacifique entre la classe et la société globale. Par le fait même que la structure de celle-ci comporte une stratification des classes, les individus qui se sentent liés à celle qui est la plus défavorisée ont le sentiment d’être frustrés des profits de la vie commune, d’être colonisés par les bénéficiaires de l’ordre existant. On ne saurait donc attendre de cette classe qu’elle considère comme son bien un pouvoir étatique qui trouve son fondement dans cet ordre même. Politiquement, la conscience de classe serait une force de contestation qui susciterait la lutte à la fois dans l’État et contre l’État. Il en irait ainsi non pas seulement parce qu’en elle s’exprimeraient des revendications économiques, mais parce qu’elle inclurait une vision du monde incompatible avec celle dont le pouvoir officiel lui apparaîtrait comme l’instrument.

L’État et les classes

On comprend, dans ces conditions, que l’antagonisme entre cette force qu’est la classe et le pouvoir d’État – qui ne peut se prétendre légitime qu’à raison d’une large adhésion dans la collectivité – ait conduit les théoriciens à éliminer le problème pour procurer, au régime de leur choix, une idée de l’État que l’étendue et l’authenticité de son assise sociale mettraient à l’abri de la contestation.

L’histoire des idées apporte trois solutions qui ont été ou sont encore tenues pour possibles, mais dont aucune ne paraît pleinement satisfaisante.

Il y a d’abord la solution de l’État libéral. Tenant pour bénéfique la distinction entre la société et l’État, la pensée libérale ne cherche pas à fonder le pouvoir étatique sur les besoins ou les vœux de la collectivité réelle. Elle considère qu’à faire de lui l’instrument des exigences du groupe réel, on risque soit d’énerver son autorité par la rivalité des intérêts, soit de la voir utilisée pour bouleverser l’ordre social existant. C’est pourquoi le libéralisme dissocie le pouvoir et la volonté brute du groupe. Mais comme cependant il est nécessaire d’attribuer à l’État une assise aussi large que possible, la pensée libérale opère dans la collectivité un dédoublement. Par une sorte de césure horizontale, elle sépare en elle le corps politique de sa réalité sociologique. La réalité sociologique, c’est l’ensemble des individus, donnée élémentaire, non élaborée, animée d’élans tantôt parallèles et tantôt contradictoires, agitée par la diversité des conditions autant que par la divergence des aspirations. Quant au corps politique – c’est également la totalité des membres du groupe, mais considérés dans leur qualité de citoyens, c’est-à-dire détachés de leurs préoccupations personnelles, insensibles à leur situation et aux pressions de leur environnement immédiat –, il ne pense et ne veut qu’en fonction de l’intérêt commun. Fondé ainsi sur l’abnégation des citoyens, le corps politique, quoique issu du groupe, en transcende la diversité. Il peut, ainsi, fournir à l’État l’assise sociale unifiée sans laquelle son pouvoir ne serait qu’impuissant ou oppressif.

Ne pouvant récupérer les classes, la conception libérale de l’État les ignore. Cela n’a pas empêché, bien entendu, la classe bourgeoise, en fait mieux armée, d’en utiliser les prérogatives au service de ses intérêts.

Pour assurer au pouvoir étatique un support cohérent, la pensée libérale a mutilé la réalité sociale de manière à en isoler cette abstraction qu’est le corps politique. C’est également par une opération chirurgicale que le marxisme tend à donner au pouvoir un fondement unitaire. Mais, cette fois, il ne s’agit plus d’opérer par abstraction intellectuelle. C’est physiquement que l’entreprise d’unification est réalisée, par la liquidation des classes autres que la classe ouvrière.

Considérant qu’un pouvoir qui ne procéderait pas de la société entière dans sa réalité existentielle ne saurait être qu’une forme d’oppression, le marxisme s’attache à la réalisation, dans le groupe lui-même, de l’homogénéité sociale. C’est l’objet de la révolution. Par l’élimination des adversaires du prolétariat, elle aboutit à une société sans classes. Et comme les superstructures idéologiques sont déterminées par l’infrastructure économique, l’unification de celle-ci doit nécessairement conduire à l’unité de celles-là. Dans le groupe régénéré par l’opération révolutionnaire et éduqué par le parti, il n’y a plus de place pour les rivalités d’intérêts ni pour le pluralisme des conceptions de l’ordre désirable. L’identité des conditions fait l’unité des volontés. Le pouvoir trouve en elles une énergie unanime pour le soutenir dans sa tâche. Mais cette unanimité même le condamne car – et c’est la vision d’Engels dans le célèbre texte sur le dépérissement de l’État – la coïncidence entre le pouvoir et la réalité sociale est si parfaite que l’appareil étatique devient superflu.

Cette prophétie ne s’étant pas accomplie, l’État a subsisté dans les pays d’obédience communiste. Sans doute, on parlait à son propos de l’État de tout le peuple; mais on sait – la Tchécoslovaquie peut en témoigner – le prix auquel cette unanimité fut acquise. C’est pourquoi la démocratie pluraliste se refuse à admettre une solution aussi brutale au problème des relations entre l’État et la structure sociale. À la différence du libéralisme classique et du marxisme, elle ne cherche pas à violenter la société. Au lieu d’en abstraire le corps politique par une opération intellectuelle ou de l’unifier par la liquidation des opposants, elle fait de la collectivité entière, dans son authenticité sociologique, l’assise du pouvoir étatique. Elle compte sur les solidarités, que la complexité de la vie moderne, spécialement sur le plan économique, noue entre les différentes catégories sociales pour pallier, par une cohésion technique, l’absence d’homogénéité spirituelle. Dans cette perspective, l’unité du groupe préexiste moins à l’État qu’elle n’est créée par son action quotidienne. C’est à lui qu’il appartient d’élargir toujours davantage son assise sociale, à la fois par la composition des équipes dirigeantes et par la généralité de ses objectifs conçus de telle manière qu’il ne soit aucune partie de la population qui ne doive finalement tirer profit de leur réalisation.

On ne peut nier que cette conception soit séduisante. Seulement l’expérience prouve qu’elle va rarement au-delà d’une déclaration d’intentions. Dans le fait, ce n’est pas à l’État que les diverses catégories sociales, les croyances apportent leur soutien; c’est aux partis ou aux groupes de pression. Or on ne fait pas un pouvoir étatique avec une pluralité de forces partisanes, pas plus qu’avec une coalition de revendications. La preuve de cette évidence a été maintes fois fournie dans les assemblées parlementaires où tous les secteurs de la collectivité, depuis les concierges ou les pêcheurs de langoustes jusqu’aux transporteurs routiers ou aux producteurs de lait, avaient leurs avocats mais où, seuls, les impératifs afférents aux intérêts de l’État se trouvaient dépourvus d’interprète. Si bien que les personnalités appelées à vouloir en son nom ne se faisaient entendre que dans la mesure où les partis acceptaient tacitement ou expressément (délégations de pouvoirs) de faire provisoirement silence.

L’État, expression d’une conscience nationale

C’est donc bien qu’en pareille conjoncture un pouvoir s’affirme qui ne doit rien aux partis et qui, pas davantage, ne s’impose par des procédés dictatoriaux. Où se trouve son assise?

Pour la découvrir, il faut considérer que la conscience politique des gouvernés est rarement tout d’une pièce. C’est une conscience divisée en ce sens que, dans les représentations qu’ils se font de l’ordre désirable, on peut discerner deux plans, ou, si l’on préfère, deux couches qui se distinguent par les mobiles qui déterminent la représentation et par une différence de degré dans son objectivité. Au niveau extérieur, le plus directement perceptible, la conscience politique se forme à partir des images que suscite la situation concrète de l’individu. Sensible aux influences de l’environnement, au souci que l’individu a de son intérêt, aux propagandes idéologiques, cette conscience est, sociologiquement, une conscience partisane car elle trouve, dans le programme et l’attitude des partis, un écho de ses exigences.

En revanche, on voit mal comment cette conscience partisane pourrait fournir un soutien au pouvoir étatique. Elle ne lui offre aucune prise par où il pourrait s’enraciner dans le groupe qui serait voué à la dissociation. Si cependant il n’en est rien, c’est qu’il existe, dans la conscience politique, des impératifs plus profonds que ceux que l’on peut percevoir dans le comportement habituel des gouvernés. Il s’agit, cette fois, de représentations qui concernent non plus la situation particulière à l’individu ni même la manière d’être de telle ou telle catégorie sociale, mais le destin de la collectivité globale. Sans doute parce qu’elles sont moins marquées par la contingence, ces représentations ont un contenu très général; elles visent ce qui est indispensable au maintien de la cohésion et, par conséquent, de l’existence de l’être collectif, spécialement la nécessaire régulation de la lutte politique. D’autre part, elles n’affleurent pas toujours au niveau de la conscience claire; elles constituent une sorte de présupposé quasi instinctif que l’individu exprime rarement par une formulation explicite. Pour qu’elles s’extériorisent, il faut une crise grave, menace de guerre, dramatiques conflits sociaux dont l’effet est d’accorder sur l’ensemble des gens qui s’opposent sur chacun des détails.

C’est à ce niveau de la conscience politique des gouvernés que se forme celle où l’État trouve l’énergie requise pour qu’il ne soit pas seulement le nom incolore d’un agrégat de services publics, mais un pouvoir authentique. Ce pouvoir est celui de l’institution. C’est en elle que s’équilibrent les forces de mouvement et les résistances de l’ordre établi. Mais l’institution n’est pas une formule magique qui permettrait d’écarter les maléfices dont l’État est menacé; elle repose en définitive sur des intelligences et des volontés humaines. C’est donc à l’homme – à chacun de nous comme à la communauté que nous formons – qu’il appartient qu’elle soit durable et féconde ou qu’elle devienne, au contraire, une fiction vide de sens.

 

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