Japon
LONGTEMPS considéré
comme l’un des pays de l’Asie, le Japon est avant tout, en Asie, un pays autre.
En dépit d’éléments antinomiques, qui le rattachent autant qu’ils l’opposent à
l’Asie, il se distingue du grand continent par une singularité qui procède
principalement de caractères acquis en milieu fermé au cours de longues
réclusions historiques. C’est, plus encore qu’un pays ou qu’un peuple, une
nation remarquable par "la solidarité absolue de cette terre et de ses
fils" (E. Hovelacque).
En dehors de cette
cohésion nationale, le Japon n’est en fait que diversité dans ses éléments
constitutifs.
Situé dans le nord-est
de l’Asie des moussons, le pays actuel s’étend, en longitude, de 1290 à 1460
est de Greenwich, et, en latitude, de 460 à 270 nord. Dépourvu des
"Territoires du Nord" (terres extrêmes de l’archipel des Kouriles), à
la suite de la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle les limites
maximales – et épisodiques – de l’Empire furent la moitié de la Grande Chine,
l’Assam et la Birmanie à l’ouest, les îles Aléoutiennes, Marshall, Gilbert et
Ellice à l’est, la mer d’Arafura au sud et les frontières septentrionales de
Mandchourie et de Corée au nord, le Japon apparaît comme à la dérive au large
de l’Asie massive, sous les aspects d’une galaxie de 3 400 îles, dont les
quatre principales représentent 97 p. 100 d’un territoire de 370 000 kilomètres
carrés (1969).
Au point convergent
d’arcs insulaires qui ont servi de gué aux migrations (arcs des Kouriles, de
Ryukyu, de Sakhaline) et contribuent en partie à structurer son relief, le
Japon présente à la fois des terrains anciens et des produits récents d’intrusions
volcaniques. Toujours secoué, en équilibre précaire, coiffé de très hauts
sommets en cours d’émergence, qui dominent à l’est des fosses marines parmi les
plus profondes du monde et se rattachent à l’ouest au continent par des fonds
assez hauts, témoins d’effondrements récents (mer du Japon), le Japon est un
pays escarpé, où le damier des rizières et les zones industrielles surchargées
se disputent 15 p. 100 de plaines, tandis que 40 p. 100 du territoire, en pente
abrupte, sont quasi inaccessibles.
Le peuplement
tardif, constitué initialement de naufragés ou de marins aventureux, trouve son
origine dans diverses souches de l’Asie (Sibérie, Corée et Mandchourie, Chine
du Sud, Polynésie, Mélanésie), avec un élément primitif caucasoïde
progressivement éliminé vers le nord, les Aïnous. L’attache mongolique de la
paupière, la tache mongole sur les reins, les deux types chinois majeurs,
longiligne ou trapu, témoignent cependant en faveur d’une dominante de la race
jaune. Pas d’unité ethnique au départ, mais un brassage considérable – que
favorise le nombre: 124,670 millions d’habitants en 1993, en dépit du fait que
la prolificité de la population a dû de tout temps être contrôlée au Japon, où
l’on compte 330 habitants au kilomètre carré, mais en fait près de 2 000 au
kilomètre carré sur le septième du territoire; ce brassage a façonné les traits
nationaux typiques de la "race" japonaise, sur lesquels aucun
Asiatique, même physiquement proche du Japonais, ne saurait se méprendre. Si la
fragmentation a retardé la fusion des diverses vagues d’envahisseurs et
facilité la survie d’isolés farouches, le caractère japonais a été forgé par
l’insularité.
Chaud et humide,
avec des saisons tranchées, des hivers froids (il neige chaque année sur tout
le territoire) et même rigoureux au nord, le Japon trouve dans sa végétation –
la plus variée du monde – l’unité d’aspect que lui refuse sa structure
géographique. Menacé par les typhons, les tremblements de terre (trente volcans
actifs), les incendies, "le moins sûr des séjours" est aimé de son
peuple, amateur de beauté, souvent indifférent à la laideur. L’implantation
industrielle défigure le paysage, parfois jusqu’à faire disparaître les traces
du relief initial. L’ensemble du pays accessible est modelé par l’homme, en
particulier depuis la parcellisation autoritaire des terres, à l’époque de Nara
(VIIIe s.). Le Japon est plus riche de petits bassins que de vastes paysages.
Il est, en effet, dépourvu de longs fleuves et de grands espaces.
Avec le sentiment
shintoïste (croyance nationale animiste) de la puissance des forces cosmiques
et celui – bouddhiste – de l’impermanence des choses, l’amour de la nature
domine le sentiment japonais. En lutte pour la survie, contre sa propre
multitude, le Japonais est essentiellement travailleur, sobre, réaliste
jusqu’au matérialisme, idéaliste sans être gêné par la métaphysique, intégré
dans le cercle inexorable des obligations réciproques. Chaque Japonais a
conscience de n’être qu’un maillon de la chaîne éternelle: il est d’abord un
fils, ensuite un père. "Fatalistes, ils peuvent l’être, passifs
jamais" (R. Storry). Dans ce pays de foule, la politesse est un frein
nécessaire des rapports sociaux, et les Japonais la portent aux derniers
raffinements. Parce qu’il est indispensable de distribuer les énergies et de
leur assigner des tâches, le Japonais se soumet facilement à l’autorité
paternaliste de ses dirigeants. Il est loyal envers le corps constitué auquel
il s’agrège. Son esprit d’équipe est remarquable, autant que son sens de la
responsabilité personnelle et sociale, souvent exprimée par une certaine gaieté
dans les rapports extérieurs. Parmi les traits négatifs du caractère japonais,
on peut citer une relative vanité, un égoïsme plus "ethnocentrique"
que personnel, un fanatisme qui a pu, sur le plan militaire, atteindre aux
limites de la cruauté, tandis qu’il s’exprime, sur le plan intime, par le sens
de l’honneur, poussé parfois jusqu’au suicide. Le Japonais est par essence
assez complexé, manquant de confiance dans ses très réelles qualités, et
souvent déchiré, à l’égard des étrangers, par un sentiment d’infériorité.
Sentimental, questionneur, malaisément accessible au départ, mais d’une rare
fidélité dans l’amitié, le Japonais est inhibé, dans ses contacts extérieurs,
par la difficulté que lui impose la pratique des langues étrangères, qui, en
l’obligeant à un autre mode d’expression, le contraint à un autre système de
pensée. Avec sa syntaxe "à l’allemande", ses modes d’expression qui
varient selon la position des interlocuteurs et ses formules de convention, la
langue japonaise, bien que facile à prononcer, n’est accessible à l’Occidental
qu’au prix d’une véritable mutation psychologique. Quatre systèmes d’écriture,
entre lesquels le japonais moderne n’a pas fait de choix (les caractères chinois,
deux syllabaires nationaux, la transcription "romaine"), servent à
l’exprimer graphiquement. La langue japonaise se prête aux notations brèves de
la poésie nationale comme à l’expression pudique des sentiments.
Le Japonais, avec
une curiosité toujours en éveil, est avide d’apprendre, de comprendre,
d’adapter, d’améliorer, capable aussi d’inventions ingénieuses et pratiques,
jusque dans les sciences modernes, au service desquelles il apparaît, grâce au
niveau très élevé de l’instruction (il n’y a pratiquement pas d’analphabètes au
Japon), comme "l’homme organisé" des technostructures de l’âge
industriel et spatial.
Le "riant
génie japonais" est au demeurant assez vide de contenu philosophique.
Pratiquant avec nonchalance simultanément ou successivement deux religions, le
Japonais, au-delà de l’eurythmie de l’homme et de la nature, dans l’attente de
la bienveillance des dieux de la "contrée divine", se réfugie dans
une foi "qui ne trouble pas l’âme" (E. Seidensticker). Convaincu de
la survie des esprits de ses morts, qui côtoient et protègent les vivants, il a
le mépris de la mort. L’imprécision de sa religion nationale, dépourvue de
dogmes et qui ne connaît pas le nombre de ses dieux, s’est accommodée du
bouddhisme et du confucianisme, et, de nos jours, "dans un certain sens,
bouddhisme et shintoïsme se complètent" (R. Storry). Le zen , philosophie
simple du détachement intellectuel et passionnel, connaît un renouveau moderne
qui n’est pas étranger aux préoccupations occidentales d’exploration de la pensée
à l’écart des systèmes. Le nombre très grand des sectes ou écoles de pensée
permet à chacun de choisir ses pratiques et principes éthiques et religieux. Le
Japonais est surtout révélé par sa "civilisation du sentiment", le
bushido du XVIIIe siècle, qui a produit, avec le samurai , "l’un des
exemples achevés de l’humanité".
L’art japonais est
le meilleur reflet de l’évolution des mœurs et des idées, le révélateur des
tendances profondes du peuple. Avec le goût de la virtuosité, de
l’"accident" pictural, du détail unique et naturel, il est, dans la
peinture, un parent très singulier des écoles continentales. De composition
quasi modulaire pour son implantation, l’architecture est noble mais humaine,
fidèle au bois, aux éléments simples, avec de généreuses ouvertures sur les
jardins qui la sertissent, œuvres d’amis savants de la nature plus que de
jardiniers. Le respect du métier de l’artisan rejoignant l’artiste est révélé
par les laques, les poteries, les arts du fer, des tissus, des vanneries, des
objets raffinés. Le spectacle japonais, austère (no ) ou flamboyant (kabuki ),
associe toujours le divertissement au moralisme. La musique conserve avec le
gagaku impérial la grande tradition chinoise du VIIe siècle, actuellement
perdue. Ses formes instrumentales ou chantées témoignent d’une vigoureuse
inspiration populaire. Les fêtes (matsuri ) sont le grand véhicule de la
tradition dans l’art musical et chorégraphique.
L’histoire du
Japon, si l’on considère qu’aucun pays n’a été aussi continûment, aussi
complètement isolé, est celle de plusieurs "tentations de l’Occident"
(Chine avec l’introduction du bouddhisme au VIe siècle; Europe avec le
"siècle chrétien", 1542-1638; monde moderne avec la restauration de
Meiji) et de longues périodes de repli féodal, orageuses ou, sous les Tokugawa,
"miracles d’ordre et de discipline", au cours desquelles le Japon
digère ses acquêts de civilisation et choisit les règles de son comportement
social. Imprégnée à l’origine de la culture chinoise qui déferla, au VIe
siècle, avec l’introduction du bouddhisme, la civilisation japonaise en a
décanté, adapté, transformé les enseignements. L’avidité de la connaissance
extérieure (la "science hollandaise" des XVIIe, XVIIIe et XIXe
siècles) et le mépris de l’étranger se disputent l’esprit du Japon ancien, pays
qui ne sera jamais occupé avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, période
au terme de laquelle les États-Unis, conscients de la valeur du peuple qu’ils
ont vaincu, restitueront au Japon sa dignité et sa personnalité; ils sauveront
l’institution impériale qui, dépourvue en fait à travers l’histoire de pouvoir
réel, constitue le symbole du pays, celui qui "impose à la nation
l’obligation de ne pas mourir" (P. Claudel).
L’équilibre social
du Japon a été longtemps maintenu en fonction de règles économiques:
organisation autoritaire des villages, des métiers, du commerce, de la
consommation des diverses classes sociales. Depuis qu’il a renoncé à
l’expansionnisme impérialiste inspiré par les besoins du ravitaillement de son
peuple et de son industrie, le Japon s’est organisé de manière à dépendre, pour
sa subsistance, de sa seule production de masse de biens de grande consommation
et de produits de haute fabrication (constructions navales, par exemple). Grâce
à l’absence de toute tradition universaliste, le Japon s’est, lors de la
restauration de Meiji, facilement adapté à l’âge moderne. Il est aujourd’hui
devenu l’égal des principales puissances de l’univers. Si la société et
l’économie japonaises comportent toutefois des domaines moins développés, voire
des secteurs archaïques, le système du Japon moderne tire en fait de ses
traditions, sur le plan de l’organisation du travail et de la discipline, des
avantages certains. Il est ainsi devenu le troisième Grand du monde industriel,
en dépit de sa légendaire pénurie en matières premières.
Après avoir tenté
de dominer par la force, à l’époque du militarisme, la "zone de
coprospérité" de l’Asie, le Japon pacifique d’aujourd’hui qui a, par sa
Constitution, renoncé à la guerre et aux armements offensifs, intervient, par
son commerce très actif, et accessoirement par son aide aux pays
sous-développés dans tous les pays de l’Asie (y compris, pour le commerce, la
Chine rouge, la Corée du Nord et le Nord-Vietnam, en dépit des liens politiques
qu’il conserve avec Taiwan), dans le Pacifique, dans l’Asie du Sud-Est et en
Inde. À ces pays jeunes, il offre, avec des biens de consommation et des
produits manufacturés, les moyens de s’équiper ou de produire eux-mêmes.
Le Japon étend
actuellement cette politique aux pays du monde arabe, de l’Afrique noire et
blanche, et réclame, aux Nations unies, une place plus conforme à son rôle réel
dans le monde.
À l’abri d’un parti
dominant, étroitement lié aux affaires, moins politicien que gestionnaire, et
suprême conseiller du développement économique et social de l’État, la vie
politique est d’ampleur réduite. Négociateurs, les syndicats mesurent leurs
revendications en termes politiques précis et visent moins à la prise de
possession du pouvoir qu’au contrôle efficace du capitalisme. Le niveau de vie
des Japonais s’élève ainsi régulièrement en fonction de l’accroissement de la
prospérité nationale. Le renouveau du mouvement nationaliste n’entame pas la
conviction qu’a le peuple japonais de dépendre du reste du monde pour la
conservation même de son patrimoine et de sa prospérité. L’agitation
révolutionnaire est ordinairement l’apanage d’une jeunesse impatiente, que la
nécessité d’assurer sa subsistance et la fondation d’un foyer ramène
ordinairement au sein de la communauté japonaise, où la contestation
intellectuelle persiste néanmoins sous la forme artistique, littéraire et
philosophique.
La stabilité
économique et politique, l’abondance de la main-d’œuvre (prélevée sur la masse
agricole dont la déflation est assurée par une spectaculaire mécanisation et
par l’augmentation des rendements), son haut degré de formation, le faible
poids des charges militaires et économiques, le développement du capitalisme
populaire, l’organisation structurelle des industries, la circulation de
l’argent par l’accroissement de la consommation d’un marché intérieur
gigantesque, tous ces éléments font du Japon moderne un pays qui, sorti de son
isolement grâce aux leçons de l’étranger, et, s’il tend progressivement
aujourd’hui à dépendre du monde extérieur par son commerce, aspire à vivre de
plus en plus par et pour lui-même.
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