Les
Amines
Découvertes par
Wurtz en 1849, les amines furent initialement appelées alcaloïdes artificiels.
Ce sont des composés organiques azotés, dérivant de l’ammoniac par remplacement
d’un, de deux ou de trois atomes d’hydrogène par autant de groupes
hydrocarbonés (alkyl, aryl) et désignés respectivement par amine primaire,
secondaire ou tertiaire. Les arylamines, dont l’aniline est le représentant le
plus simple, ont une importance pratique considérable pour la synthèse de
médicaments, de colorants et d’autres dérivés aromatiques; les alkylamines
n’ont que des débouchés limités dans l’industrie pharmaceutique. Par contre,
plusieurs diamines aliphatiques sont à la base de fibres textiles de haute
qualité (nylons).
La classe de
l’amine est relative au degré de substitution de l’azote et non (comme dans le
cas des alcools) à celui du carbone qui porte la fonction.
Si la fonction
amine est fréquente dans de nombreuses espèces d’importance biologique
fondamentale, il s’agit presque toujours de composés à fonction mixte, les plus
importants étant les acides aminés et les alcaloïdes. En revanche, les amines
naturelles, à fonction simple, sont exceptionnelles; on peut citer la présence
de triméthylamine (CH3)3N parmi les produits de putréfaction de la chair des
poissons, celle de l’ion tétraméthylammonium (CH3)4N+ dans les vinasses de
betteraves.
Nomenclature
Le nom officiel des
amines dérive de celui de l’hydrocarbure de même chaîne, précédé du préfixe
amino-, alkylamino-, alkyl alkylHamino- respectivement pour les amines primaires
RNH2, secondaires RRHNH, tertiaires RRHRJN, la chaîne principale la plus longue
étant liée à l’azote fonctionnel et le numérotage donnant le numéro 1 au
carbone porteur de l’azote.
Une nomenclature
courante désigne une amine primaire comme une alkyl- (ou aryl) amine, une amine
secondaire comme une alkyl alkylH amine et une amine tertiaire comme une alkyl
alkylH alkylJ amine. Les amines secondaires ou tertiaires cycliques
appartiennent à la famille des hétérocycles et portent des noms particuliers.
Préparation
et modes de formation des amines aliphatiques
Réaction
d’Hofmann
L’alkylation de
l’ammoniac par les halogénures d’alkyle en solution aqueuse ou alcoolique est
la méthode proposée en 1850 par A. W. von Hofmann pour leur préparation. Cette
réaction conduit à un mélange de dérivés primaires, secondaires et tertiaires,
ainsi qu’à l’halogénure d’ammonium quaternaire. Ce mélange, traité par un excès
de potasse, est soumis à la distillation qui permet la séparation des trois
amines. Celle-ci est d’autant plus difficile que les groupes alkyle introduits
sur l’azote sont plus petits:
Les proportions
relatives des trois amines obtenues peuvent être modulées par l’emploi d’un
excès d’ammoniac ou d’halogénure d’alkyle.
Une méthode
analogue, celle de Senderens, met en œuvre l’ammoniac et un alcool que l’on
fait passer sur un catalyseur comme l’alumine, à 450 0C. C’est ainsi que sont
fabriquées industriellement les mono-, di- et triméthylamines. Il est possible
par cette même méthode d’alkyler une amine primaire ou secondaire.
Pour éviter la
complexité de la réaction d’Hofmann et aboutir à un composé unique, on a
généralement recours à des méthodes de blocage. Celle de Gabriel (1887)
remplace l’ammoniac par le phtalimide, qui représente un ammoniac dont deux des
liaisons ont été bloquées par la fonction imide. Sa monoalkylation par un
halogénure ou un sulfate d’alkyle est très facile, et le dérivé N-alkylé est
soumis à une hydrazinolyse qui donne exclusivement l’amine primaire (réaction
1).
De même,
l’alkylation du cyanate de potassium K+(N=C=O)- donne un isocyanate d’alkyle
dont l’hydrolyse par la potasse concentrée, à chaud, conduit à la base
primaire. C’est ainsi que Wurtz a découvert la fonction amine (1849):
Seconde
réaction d’Hofmann
La seconde réaction
concerne la dégradation des amides primaires en amines primaires, proposée par
Hofmann en 1881. L’amide est traité par une solution aqueuse d’hypobromite de
sodium (Br2 + NaOHaq) et, par chauffage à 70 0C, il se produit un N-bromoamide,
plus acide que celui de départ. La soude déprotone ce dérivé qui, perdant un
ion bromure, se réarrange en isocyanate. Ce dernier, en milieu basique, élimine
une molécule de CO2(CO3Na2) en formant l’amine primaire qui contient un carbone
de moins que l’amide initial (réactions 2).
Plusieurs
réactions, semblables dans leur principe, permettent de préparer les amines
primaires.
– dégradation,
selon Curtius, des azotures d’acyle (1894): par chauffage en solution
alcoolique, ils perdent une molécule d’azote, avec migration du groupe alkyle du
carbone vers l’azote et formation d’un isocyanate, aussitôt transformé par
l’alcool en uréthanne. Ce dernier est hydrolysé, en catalyse acide ou basique,
en amine primaire:
– dégradation,
selon Lossen, des acides hydroxamiques (1875) par déshydratation thermique en
présence d’anhydride acétique: il se forme un acétate intermédiaire qui se
transpose en isocyanate, hydrolysé comme dans la dégradation d’Hofmann
(réaction 3).
Réduction
de dérivés azotés
La réduction des dérivés
azotés par l’étain et l’acide chlorhydrique conduit aux amines primaires.
Ces dernières sont
également obtenues par l’hydrogénation catalytique des nitriles sur catalyseur
de nickel à 100 0C. On les prépare enfin par réduction des imines: ces dernières
résultant de l’action de l’ammoniac sur un dérivé carbonylé, ces deux composés
sont soumis à l’hydrogénation:
Structure
et propriétés physiques des amines aliphatiques
La structure
électronique des amines aliphatiques est assez analogue à celle des alcools et
des éthers; les liaisons s unissant l’azote au reste de la molécule sont
polarisées par suite de l’électronégativité de l’azote sp3, supérieure à celle
du carbone sp3 et de l’hydrogène; cette polarisation est toutefois inférieure à
celle des dérivés oxygénés. Elle entraîne, pour les amines primaires et
secondaires, l’existence d’associations intermoléculaires par liaisons
hydrogène, dont les conséquences sont de même nature, mais d’intensité plus
faible, que pour les alcools: élévation de la température d’ébullition par
rapport à celle des alcanes de même chaîne; solubilité dans l’eau des premiers
termes. Les amines primaires et secondaires présentent des bandes d’absorption
infrarouge propres aux fréquences d’élongation NH libre (3 500-3 300 cm-1) et
NH associé (3 100 cm-1).
La géométrie des
liaisons, autour de l’azote fonctionnel, est semblable à celle de l’ammoniac:
hybridation sp3 de cet atome et structure tétraédrique, le doublet non partagé
assurant la quatrième branche du tétraèdre. Comme dans le cas de l’ammoniac,
cette structure n’est pas figée et le doublet non partagé vibre de part et
d’autre du noyau d’azote, avec une fréquence de l’ordre de 103 à 105 s-1, ce
qui exclut la possibilité d’isoler des énantiomères construits autour d’un atome
d’azote asymétrique (cf. figure).
Propriétés
chimiques des amines aliphatiques
La chimie des trois
classes d’amines est caractérisée par la présence, sur l’atome d’azote, d’un
doublet non partagé qui confère à la molécule des propriétés basiques et une
réactivité nucléophile. Les amines primaires et secondaires présentent en outre
une réactivité particulière, liée à la présence d’un atome d’hydrogène acide
sur le groupe fonctionnel. Ces propriétés sont qualitativement voisines de
celles des alcools mais d’intensité différente: les amines sont plus basiques
et plus nucléophiles. Les amines primaires, avec deux atomes d’hydrogène sur
l’azote, ont quelques réactions spécifiques.
Réactions
communes aux trois classes d’amines
Basicité . Les
amines des trois classes sont des bases de Lewis: elles forment, avec les
acides, des adduits dans une réaction équilibrée. Vis-à-vis du proton et en
phase gazeuse, c’est-à-dire en l’absence de solvatation des ions, la réaction:
conduit à un ordre
de basicité croissante qui est celui que laisse prévoir l’effet inducteur
(électro-donneur) des groupes alkyle:
En solution
aqueuse, par contre, la réaction.
conduit à un ordre
différent, avec un pK a respectivement de 9,24, 9,79, 10,62 et 10,73 des acides
conjugués.
L’intensité de la solvatation
des cations ammonium primaire, secondaire et tertiaire décroît dans cet ordre
du fait de la diminution du nombre des atomes d’hydrogène, sites de solvatation
par l’eau. La concurrence de ces deux effets: inducteur, croissant avec le
nombre des groupes alkyle, et de solvatation, décroissant dans le même ordre,
confère à l’amine secondaire la basicité la plus forte.
D’autres acides que
le proton conduisent à des adduits analogues; c’est ainsi que, comme
l’ammoniac, les amines complexent certains ions métalliques tels que Cu++, Ag+,
Co+++, etc. Toutefois, la solubilité dans l’eau de ces produits est souvent
différente de celle des dérivés de l’ammoniac. Certains édifices, sensibles à
l’action des hydrogènes acides, ne peuvent être complexés que par les amines
tertiaires; c’est le cas des organomagnésiens pour lesquels ces dernières
peuvent remplacer l’éther solvatant.
Réactions
faisant intervenir l’hydrogène mobile
Les amines
primaires et secondaires sont des acides très faibles dont le pK a est de l’ordre
de 35. Leur transformation en sel métallique nécessite l’intervention de bases
plus fortes, comme les organolithiens ou les organomagnésiens. L’emploi de
l’amidure de sodium, moins basique, est rendu possible par l’élimination de
l’ammoniac formé.
Addition
Les amines
primaires et secondaires interviennent dans de nombreuses réactions d’addition
nucléophile, l’atome d’azote se fixant sur le site électrophile et l’hydrogène
sur le site nucléophile.
Addition sur les
aldéhydes et les cétones : les amines primaires forment un hémiaminal qui se
déshydrate facilement en donnant une aldimine ou une cétimine. Les amines
secondaires forment également un hémiaminal dont la déshydratation conduit à
une énamine, l’élimination de l’eau se faisant par entraînement azéotropique
(réactions 4). Lorsque l’aldéhyde est le méthanal et que la réaction est faite
en présence d’un substrat énolisable (aldéhyde, cétone, phénol), l’amine
secondaire réagit en formant un dérivé d’aminométhylation du substrat; c’est la
réaction de Mannich (1917), généralement catalysée par un acide (réaction 5).
Addition sur les
isocyanates : l’addition des amines primaires et secondaires est facile et
conduit aux urées substituées:
Addition sur les
nitriles : ces composés, activés par un groupe électro-attracteur, additionnent
les amines primaires et secondaires en formant des amidines:
Addition sur le
disulfure de carbone : en présence d’une base, les amines primaires réagissent
sur ce composé pour donner des dithiocarbamates, dont c’est le principal mode
de formation:
Addition sur les
alcènes : l’aminomercuration de ces dérivés résulte de l’action d’une amine
primaire ou secondaire et d’acétate mercurique. Le composé acétomercurique
obtenu peut être réduit par NaBH4 et on obtient le produit d’addition de
l’amine sur l’alcène (réaction 6).
Addition sur les
alcènes activés : les alcènes, conjugués avec un carbonyle, un carboxyle, un
nitrile, un nitro, additionnent les amines primaires et secondaires au niveau
de la double liaison carbonée (réaction analogue à celle de Michael avec les
nucléophiles carbonés).
Addition sur le
monoxyde de carbone : en solution méthanolique et en présence de méthylate de
sodium, la diméthylamine s’ajoute au monoxyde de carbone pour donner le
diméthylformamide qui est un important solvant industriel:
Substitution
Les amines
primaires et secondaires sont des réactifs nucléophiles qui interviennent dans
de nombreuses réactions de substitution.
Alkylation,
arylation: ainsi qu’il est indiqué à propos de la première réaction d’Hofmann,
elles réagissent avec les halogénures, sulfates, tosylates d’alkyle en donnant
une amine de classe supérieure, avec élimination d’une molécule d’acide
(réactions 1). Le même type de réaction a lieu avec les halogénures d’aryle
activés; c’est ainsi que l’on marque la fonction amine libre (terminale) d’une
chaîne peptidique, par réaction avec le dinitro-2,4 fluorobenzène (réactif de
Sanger) [réaction 7].
Acylation: les
amines primaires et secondaires réagissent avec les chlorures et anhydrides d’acides
en formant des amides substitués, dont c’est le principal mode de préparation.
La diacétylation d’une amine primaire peut être réalisée par action d’un excès
d’anhydride acétique en présence de magnésium. Lorsque la base primaire est
opposée au phosgène, le chlorure de carbamyle formé élimine une molécule
d’acide chlorhydrique en donnant un isocyanate, dont c’est le principal mode de
préparation:
L’aminolyse des
esters conduit également aux amides substitués. Une préparation industrielle du
diméthylformamide repose sur cette réaction:
Sulfonylation : les
chlorures d’acides sulfoniques réagissent avec les amines primaires et
secondaires en formant des sulfonamides (sulfamides). Ces derniers, lorsqu’ils
sont primaires, sont solubles en milieu alcalin à la différence des
sulfonamides secondaires: cette propriété est la base d’une méthode permettant
la séparation de ces deux composés.
Formation
d’isonitrile : les amines primaires réagissent avec le chloroforme en milieu
basique en formant des isonitriles. Ces composés ayant une odeur forte et
caractéristique, la réaction est utilisée pour les caractériser:
Halogénation : une
amine primaire ou secondaire, traitée par l’hypochlorite ou l’hypobromite de
sodium, se transforme en amine N-halogénée.
Action de l’acide
nitreux : sans action sur les amines tertiaires, l’acide nitreux transforme les
secondaires en nitrosamines colorées en jaune-orangé et les primaires en sels
de diazonium instables qui perdent de l’azote en se transformant en
carbocation. Ce dernier fixe un hydroxyle en donnant un alcool, mais il peut se
réarranger. Cette réaction est utilisée pour définir la classe d’une amine:
Oxydation
Les amines
primaires peuvent être oxydées en aldéhydes ou cétones par réaction avec
Ag(II), préparé in situ par traitement du nitrate d’argent par le persulfate de
sodium. La réaction conduit à l’imine qui est hydrolysée. Elles peuvent être
déshydrogénées en nitriles sous l’action du tétra-acétate de plomb ou de IF5.
Enfin, le permanganate de potassium, les peracides, l’hydroperoxyde de
tertiobutyle en présence de sel de molybdène les oxydent en dérivés nitrés.
Réactions
propres aux amines tertiaires
Toutes les
réactions dans lesquelles l’amine intervient comme nucléophile sont possibles
pour les amines tertiaires, cependant l’absence d’hydrogène fonctionnel oriente
ces réactions d’une manière différente de celle des amines primaires et
secondaires.
Alkylation :
l’alkylation d’une amine tertiaire conduit à un cation ammonium quaternaire.
Les sels de ce dernier sont bien cristallisés et généralement très solubles
dans l’eau. Les sels de benzyltriéthylammonium (TEBA), de
méthyltrioctylammonium... sont des réactifs importants pour la technique de
catalyse par transfert de phase. Les solutions aqueuses d’halogénures d’ammonium
quaternaire, traitées par une quantité calculée d’oxyde d’argent, donnent, avec
précipitation d’halogénure d’argent, une solution d’hydroxyde d’ammonium
quaternaire qui, par concentration, laisse déposer des cristaux. Ce sont des
bases de force comparable à celle de la potasse. Chauffées à 120 0C, elles se
décomposent avec formation d’une amine tertiaire. Dans le cas de l’hydroxyde de
tétraméthylammonium, cette décomposition conduit à la triméthylamine et au
méthanol; dans les autres cas, il se produit une élimination (Hofmann, 1851)
qui conduit à un alcène.
Oxydation :
l’oxydation des amines tertiaires par l’eau oxygénée ou les peracides donne des
oxydes d’amines (réaction 8). Par chauffage vers 120 0C, ces derniers éliminent
une molécule d’hydroxylamine N-substituée en formant un alcène cis (réaction de
Cope).
Transformation en
cyanamide : les amines tertiaires réagissent avec le bromure de cyanogène pour
donner une cyanamide N,N-disubstituée avec élimination d’une molécule de
bromure d’alkyle.
Amines aromatiques
(arylamines)
Les amines
aromatiques primaires, secondaires et tertiaires sont des dérivés de l’ammoniac
dont un hydrogène au moins est remplacé par un reste aromatique. Le
représentant le plus important de cette famille est l’aniline ou monoaminobenzène.
La préparation des
amines aromatiques primaires résulte très généralement de la réduction des
dérivés nitrés correspondants, eux-mêmes obtenus le plus souvent par nitration
des substrats aromatiques. Un procédé mis au point par Du Pont de Nemours
traite le benzène et l’ammoniac sur un catalyseur de NiO/Ni contenant des
promoteurs (réactions 9).
Les arylamines sont
des bases plus faibles que les amines aliphatiques (pK a de l’ordre de 4-5).
Cette différence résulte en partie du fait que la base aniline est un système
conjugué auquel participe le doublet de l’azote tandis que son acide conjugué,
l’ion anilinium, ne conserve que la conjugaison benzénique. Néanmoins, en phase
gaz, l’aniline est plus basique que l’ammoniac et il faut trouver dans la modeste
solvatation de l’ion anilinium l’essentiel de cette différence. Par contre, les
arylamines sont un peu plus acides que les alkylamines.
Les arylamines
primaires forment, avec l’acide nitreux, des sels d’aryldiazonium qui sont
moins instables que leurs homologues aliphatiques. Ils peuvent être isolés et
employés [cf. COLORANTS]. Une particularité des arylamines primaires et
secondaires est la facile transposition, en ortho- ou en para-, de certains
substituants de l’azote (réaction 10).
La fonction amine
induit, au niveau du cycle, une réactivité particulière en ortho- et para-,
vis-à-vis des réactifs électrophiles.
Enfin, les
arylamines primaires sont très oxydables. La réaction conduit en particulier
aux quinones (réaction 11).